Article 3 : Laboratoires Parallèles
L'écosystème créatif
1997-2016 : Desert Sessions, Eagles of Death Metal, Them Crooked Vultures et Post Pop Depression
Josh Homme, Dave Grohl et John Paul Jones : trois générations du rock réunies
Introduction : L'Écosystème Créatif
Desert Sessions · Eagles of Death Metal · Them Crooked Vultures · Post Pop Depression · Synthèse
L'histoire de Queens of the Stone Age ne peut se comprendre uniquement à travers ses huit albums studio. Derrière la façade apparente d'un groupe de rock suivant une trajectoire linéaire se cache une réalité bien plus complexe : celle d'un écosystème créatif multidimensionnel où chaque projet nourrit les autres dans un système de fertilisation croisée permanente. Entre 1997 et 2016, Josh Homme n'a pas simplement mené une carrière principale avec QOTSA ponctuée de "side projects" occasionnels. Il a construit quatre laboratoires parallèles distincts, chacun répondant à des besoins créatifs spécifiques, chacun explorant des territoires que QOTSA ne pouvait ou ne voulait pas investir.
Ces quatre projets, The Desert Sessions, Eagles of Death Metal, Them Crooked Vultures et Post Pop Depression, ne sont pas des distractions ou des diversions. Ce sont des organes vitaux d'un système intégré dont QOTSA constitue le cœur mais certainement pas la totalité. Là où QOTSA incarne l'architecture sonore sophistiquée, le contrôle technique absolu et la tension permanente entre accessibilité et complexité, les projets parallèles permettent l'exploration d'autres dimensions : l'expérimentation pure sans contrainte commerciale (Desert Sessions), l'hédonisme garage débridé (Eagles of Death Metal), la collaboration avec des légendes vivantes (Them Crooked Vultures, Post Pop Depression). Chaque projet possède sa propre logique interne, son propre langage, ses propres règles du jeu.
La chronologie est révélatrice. Les premières Desert Sessions débutent en août 1997, soit plusieurs mois avant même l'enregistrement du premier album Queens of the Stone Age. Autrement dit, le "laboratoire" existe avant l'édifice principal. Eagles of Death Metal émerge en 1998, se manifestant d'abord sur les Desert Sessions Vol. 3 & 4 avant de devenir un projet à part entière. Them Crooked Vultures surgit en 2009, précisément au moment où QOTSA traverse une période de flottement (après l'album Era Vulgaris de 2007) et avant la quasi-mort de Homme en 2010. Post Pop Depression se matérialise en 2016, dans le sillage immédiat du traumatisme du Bataclan et de la mort de David Bowie, offrant à Homme un espace de guérison par le travail. Rien n'est aléatoire. Chaque projet apparaît quand une nécessité créative ou psychologique l'exige.
Cette partie explore ces quatre laboratoires dans leur profondeur et leur singularité, en documentant non seulement leur histoire factuelle, discographies, formations, tournées, mais aussi leur philosophie sous-jacente, leur contribution au langage musical de Homme et leur influence sur QOTSA lui-même. L'objectif n'est pas de les traiter comme des curiosités biographiques, mais de démontrer qu'ils constituent ensemble un système cohérent qui explique en grande partie pourquoi Queens of the Stone Age a pu maintenir sa vitalité créative sur près de trois décennies sans jamais sombrer dans la répétition ou la complaisance.
Nous commencerons par The Desert Sessions, la matrice originelle où tout commence, avant d'examiner Eagles of Death Metal et son parcours marqué par la tragédie du Bataclan, puis Them Crooked Vultures et sa collaboration avec deux légendes du rock, et enfin Post Pop Depression et sa rencontre avec Iggy Pop. Une synthèse finale analysera comment ces quatre projets s'interconnectent et nourrissent l'œuvre centrale de Homme. Ce que révèle cette exploration, c'est qu'il n'existe pas vraiment de "projet principal" et de "projets secondaires" dans l'univers de Josh Homme. Il existe un écosystème où chaque élément est nécessaire à la santé de l'ensemble.
Chapitre 6 : The Desert Sessions, La Matrice (1997-2019)
6.1 Philosophie : "Feral Music for the Joyful Destruction of Normalcy"
En août 1997, dans l'isolement aride de Joshua Tree en Californie, Josh Homme initie une expérience qui deviendra l'un des projets les plus singuliers de l'histoire du rock moderne. Invitant des musiciens de Monster Magnet, Goatsnake, earthlings?, Kyuss et Soundgarden au Rancho de la Luna, un studio-maison perdu dans le désert, il propose un concept radical : quelques jours d'enregistrement intensif, aucune structure préétablie, aucune attente commerciale, aucune obligation de résultat. L'objectif n'est pas de produire un album vendable ou une tournée rentable, mais simplement de créer dans un état de liberté totale. Le slogan choisi pour accompagner les premières sorties résume cette philosophie : "Musique sauvage pour la destruction joyeuse de la normalité."
Cette première session officielle des Desert Sessions s'inscrit dans une tradition déjà établie par Homme. Une session inaugurale non officielle, quelques mois plus tôt, avait réuni Homme et un groupe nommé The Acquitted Felons pour trois jours de jam sessions sous l'influence de champignons psychédéliques. Si cette expérience primitive n'a laissé aucun enregistrement exploitable, elle établit néanmoins le principe fondateur : l'altération de conscience, l'isolement géographique et l'absence de contrainte créent les conditions d'une musique qui ne pourrait exister dans un cadre conventionnel. Les Desert Sessions ne cherchent pas à produire des "chansons" au sens traditionnel. Elles cherchent à documenter des états de conscience musicaux éphémères, des moments de grâce collective qui ne peuvent être répétés ni reproduits.
La différence avec Queens of the Stone Age, qui se forme presque simultanément, est fondamentale. QOTSA opère selon une logique architecturale : construire des chansons solides, maîtriser chaque élément, créer un produit fini destiné à la scène et aux auditeurs. Les Desert Sessions fonctionnent selon une logique organique : laisser émerger ce qui doit émerger, accepter l'imperfection, capturer l'instant. Là où QOTSA impose un cadre rigoureux, les fameux "secrets" de Homme, les techniques spécifiques, le contrôle absolu du son –, les Desert Sessions dissolvent tout cadre. Les musiciens arrivent sans savoir ce qu'ils vont jouer. Les morceaux se forment par sédimentation spontanée plutôt que par composition calculée. L'enregistrement capture ce processus brut sans chercher à le policer en post-production.
Cette approche trouve sa justification théorique dans ce que Homme appelle la "destruction joyeuse de la normalité". Il ne s'agit pas de détruire par nihilisme ou par provocation, mais de démanteler les conventions qui empêchent l'émergence du nouveau. La normalité, dans le contexte musical de la fin des années 1990, signifie l'industrie du disque avec ses formats standardisés, ses durées imposées, ses structures couplet-refrain-couplet, ses impératifs commerciaux. Elle signifie aussi les habitudes des musiciens eux-mêmes, leurs réflexes acquis, leurs zones de confort technique. Les Desert Sessions créent un espace où toutes ces normes sont temporairement suspendues. Un morceau peut durer deux minutes ou douze. Un chanteur peut improviser des paroles sans signification cohérente. Un batteur peut explorer des patterns qu'il n'oserait jamais proposer dans son groupe principal.
Le concept de "musique sauvage" (feral music) est tout aussi significatif. "Feral" désigne en anglais un animal domestique retourné à l'état sauvage, ayant perdu sa docilité acquise pour retrouver ses instincts originels. C'est exactement ce que les Desert Sessions proposent aux musiciens participants : redevenir sauvages, oublier temporairement leur entraînement professionnel, leur maîtrise technique, leur conscience des attentes du public. Cette inversion n'est pas une régression vers l'amateurisme, mais une progression vers une forme de spontanéité informée, la capacité de laisser l'intuition guider des musiciens dont la technique est suffisamment internalisée pour ne plus nécessiter de réflexion consciente.
Homme insistera toujours sur le fait que les Desert Sessions ne constituent pas un "groupe" au sens conventionnel. Il n'y a pas de formation fixe, pas de leader officiel (même si Homme joue ce rôle de facto), pas d'identité musicale stable. Chaque volume présente une configuration différente de musiciens, explore des territoires sonores différents, obéit à des logiques différentes. Cette fluidité est essentielle au concept : dès qu'une formule se stabilise, dès qu'une recette se reproduit, le projet a échoué. Les Desert Sessions doivent rester imprévisibles même pour leurs participants. Cette exigence explique en partie pourquoi les sessions elles-mêmes restent rares, dix volumes en six ans (1997-2003), puis un silence de seize ans avant les volumes 11 et 12 en 2019. L'abondance tuerait la rareté, et la rareté est constitutive de la valeur du projet.
6.2 Le Rancho de la Luna : Temple du Désert
Le Rancho de la Luna n'est pas simplement un studio d'enregistrement parmi d'autres. C'est le lieu épistémologique des Desert Sessions, l'espace physique sans lequel le concept ne pourrait exister sous sa forme actuelle. Situé à Joshua Tree, dans la région désertique de Californie qui a vu naître Kyuss et QOTSA, le Rancho appartient à Dave Catching et feu Fred Drake, deux figures discrètes mais essentielles de la scène stoner rock californienne. La maison elle-même ressemble davantage à une habitation privée qu'à une installation professionnelle : équipement vintage éparpillé dans différentes pièces, atmosphère domestique, confort minimal. C'est précisément cette imperfection matérielle qui crée les conditions de la perfection créative recherchée par Homme.
L'isolation géographique constitue le premier facteur déterminant. Joshua Tree se trouve à plus de deux heures de route de Los Angeles, dans une zone désertique où la densité de population reste extrêmement faible. Les musiciens qui viennent enregistrer aux Desert Sessions ne peuvent pas rentrer chez eux le soir. Ils doivent rester sur place plusieurs jours, dormir au studio ou à proximité, vivre ensemble dans un huis clos forcé. Cette contrainte logistique, loin d'être un inconvénient, devient un outil créatif. Elle élimine les distractions du quotidien, famille, obligations professionnelles, confort domestique, et force une concentration totale sur le travail musical. Le désert, par son vide apparent, crée un plein : il remplit l'espace mental habituellement occupé par le bruit du monde urbain.
Cette philosophie de l'isolement n'est pas nouvelle dans l'histoire du rock. Les studios éloignés des centres urbains ont toujours attiré les artistes cherchant à échapper aux pressions de l'industrie et aux tentations de la vie nocturne. Headley Grange, la maison anglaise où Led Zeppelin enregistra plusieurs albums dont Led Zeppelin IV, fonctionnait selon une logique similaire : éloignement, vie communautaire, immersion totale. Le Château d'Hérouville en France, où David Bowie, Elton John et Pink Floyd enregistrèrent certaines de leurs œuvres majeures, offrait le même type d'environnement coupé du monde. Mais le Rancho de la Luna pousse cette logique plus loin en associant l'isolement géographique à une esthétique sonore spécifique : celle du désert comme métaphore et comme matière.
L'équipement disponible au Rancho contribue directement à cette esthétique. Contrairement aux studios professionnels modernes équipés de consoles numériques ultramodernes et de plugins informatiques illimités, le Rancho privilégie l'équipement analogique vintage : magnétophones à bande, préamplis à tubes, compresseurs mécaniques, amplis des années 1960-1970. Ce choix technologique n'est pas motivé par une nostalgie romantique ou un refus réactionnaire de la modernité, mais par une préférence sonore argumentée. Les machines analogiques imposent des limitations physiques, nombre de pistes limité, possibilités de correction restreintes, nécessité d'une prise parfaite dès l'enregistrement, qui deviennent des contraintes créatives productives. Elles obligent les musiciens à jouer réellement ensemble, à capturer des performances live plutôt qu'à accumuler des couches individuelles, à accepter l'imperfection comme signature d'authenticité.
Dave Catching, co-propriétaire et ingénieur résident, joue un rôle crucial dans ce processus. Musicien lui-même (il participe régulièrement aux Desert Sessions et a joué avec QOTSA), il comprend les besoins artistiques des projets plutôt que simplement leurs exigences techniques. Sa philosophie d'enregistrement privilégie la capture de l'énergie collective sur la perfection individuelle. Quand un groupe joue aux Desert Sessions, Catching cherche à documenter l'événement sonore dans sa totalité organique plutôt qu'à construire un produit fini pièce par pièce. Cette approche explique pourquoi les enregistrements des Desert Sessions possèdent une immédiateté, une urgence physique que les productions ultra-polies de studios professionnels ne parviennent jamais à capturer.
Le désert lui-même devient une présence audible dans les enregistrements. Non pas comme un élément folklorique rajouté artificiellement, mais comme une qualité atmosphérique qui imprègne le son : la chaleur sèche, le silence entre les sons, l'espace. La réverbération naturelle d'une pièce dans le désert diffère de celle d'un studio urbain insonorisé. La perception du temps change quand on enregistre dans un environnement où les repères temporels habituels (circulation, horaires de travail, rythme urbain) disparaissent. Les musiciens qui témoignent de leur expérience au Rancho décrivent fréquemment une altération de leur rapport au temps : les heures s'étirent ou se compressent, les frontières entre jour et nuit deviennent floues, la musique elle-même semble se dilater dans l'espace disponible.
Cette qualité spatiale du Rancho explique pourquoi tant de musiciens considèrent l'expérience des Desert Sessions comme unique dans leur carrière. Il ne s'agit pas simplement de jouer avec d'autres artistes talentueux ou d'explorer des territoires musicaux inhabituels, possibilités offertes par de nombreux projets collaboratifs. Il s'agit d'entrer dans un espace-temps différent où les règles ordinaires de la production musicale sont temporairement suspendues. Le Rancho n'est pas un studio que l'on loue pour enregistrer un album précis selon un planning établi. C'est un temple où l'on vient accomplir un rituel dont les participants eux-mêmes ne connaissent pas à l'avance le déroulement exact.
Cette dimension quasi-rituelle des sessions au Rancho de la Luna ne doit pas être comprise comme un mysticisme new age ou une récupération commerciale de la spiritualité. Elle décrit simplement une réalité pratique : quand on réunit des musiciens dans l'isolement du désert avec pour seule instruction de créer librement, sans pression ni attente, quelque chose de différent émerge nécessairement. Ce quelque chose, capturé sur les douze volumes des Desert Sessions entre 1997 et 2019, constitue l'un des documents les plus précieux sur ce que la création musicale collective peut produire quand elle se libère des contraintes industrielles qui la corsètent habituellement.
Session au Rancho de la Luna années 1990, musiciens en jam, ambiance désertique informelle
6.3 Les 12 Volumes : Chronologie Exhaustive
La discographie des Desert Sessions s'étend sur vingt-deux ans, de 1997 à 2019, documentant l'évolution d'un concept qui refuse paradoxalement d'évoluer. Contrairement aux groupes conventionnels dont les albums successifs montrent une maturation stylistique ou une exploration progressive de nouveaux territoires, les Desert Sessions maintiennent une fidélité obstinée à leur principe fondateur : la spontanéité absolue. Chaque volume constitue un instantané d'une collaboration éphémère, une photographie sonore d'une rencontre qui ne se reproduira jamais exactement de la même manière. Cette chronologie révèle néanmoins des patterns récurrents, des réseaux de collaborateurs réguliers et une sophistication croissante dans la capacité à capturer le chaos créatif.
Volumes 1 & 2 (1997), Man's Ruin Records
Les deux premiers volumes, sortis en 1997 sur le label underground Man's Ruin Records, établissent immédiatement le vocabulaire esthétique du projet. Man's Ruin, fondé par l'artiste Frank Kozik, représente à l'époque l'un des bastions du stoner rock et du heavy underground américain, publiant des groupes comme Fu Manchu, Nebula et Goatsnake. Le choix de ce label plutôt qu'une major ou même un indépendant établi signale clairement que les Desert Sessions ne visent pas le marché mainstream mais une communauté d'initiés. Les musiciens présents sur ces premiers volumes proviennent essentiellement de la scène désertique californienne : Brant Bjork et John Garcia (ex-Kyuss), Pete Stahl (Goatsnake, Scream), Fred Drake et Dave Catching (Rancho de la Luna). Le son capture la lourdeur caractéristique du stoner rock mais avec une rugosité brute que même les albums studio les plus abrasifs de l'époque ne possèdent pas.
Pochettes Desert Sessions Volumes 1 & 2 (1997), Man's Ruin Records, aesthetic underground
Volumes 3 & 4 (1998), Man's Ruin Records
Ces volumes, sortis l'année suivante, marquent une expansion significative du concept. Homme y intègre quatre "bands" différents sous l'ombrelle Desert Sessions : The Throats, Monkey Chow, earthlings? et, pour la première fois, Eagles of Death Metal. Cette apparition inaugurale d'EODM dans le contexte des Desert Sessions révèle la logique d'incubation du projet : les collaborations qui fonctionnent particulièrement bien lors des sessions peuvent donner naissance à des projets autonomes. Un autre groupe éphémère, The Green Monarchs, émerge également sur ces volumes avant de disparaître sans laisser d'autre trace. Cette multiplicité d'identités au sein d'un même projet illustre la fluidité totale que Homme cherche à maintenir : il n'y a pas "un" son Desert Sessions, mais autant de sons que de configurations de musiciens.
Volumes 5 & 6 (1999), Man's Ruin Records
Le volume 6, intitulé "Black Anvil Ego", représente peut-être l'apogée de la période Man's Ruin. L'enclume noire (black anvil) du titre évoque à la fois la lourdeur sonore du stoner rock et la forge mythologique où se créent les armes des dieux, métaphore appropriée pour un projet qui conçoit la musique comme un processus alchimique de transformation. Les morceaux atteignent ici une intensité hypnotique, avec des jams étirés qui évoquent autant Hawkwind que Black Sabbath, mais filtrés à travers la sensibilité désertique spécifique de Homme. La production reste volontairement crue, privilégiant la captation de l'énergie brute sur le polish professionnel. On entend les amplis qui saturent, les peaux de batterie qui résonnent dans l'espace acoustique non traité du Rancho, les guitares qui dérivent légèrement en dehors de l'accordage parfait, toutes ces "imperfections" qui constituent précisément la perfection recherchée.
Volumes 7 & 8 (2001), Southern Lord Records
Le passage au label Southern Lord, fondé par Greg Anderson de Sunn O))), intervient après la faillite de Man's Ruin Records en 2001. Ce changement de label modifie subtilement l'esthétique des volumes 7 et 8. Southern Lord, spécialisé dans le doom metal et le drone, pousse peut-être inconsciemment les Desert Sessions vers des territoires encore plus sombres et atmosphériques. Ces volumes voient l'arrivée de Mark Lanegan, dont la voix caverneuse deviendra l'une des présences récurrentes les plus marquantes du projet. Lanegan, ancien chanteur de Screaming Trees et collaborateur régulier de QOTSA, apporte une dimension narrative et émotionnelle que les volumes précédents exploraient moins systématiquement. Alain Johannes, guitariste et producteur qui travaillera également sur plusieurs albums QOTSA, fait également son apparition, enrichissant la palette sonore d'une sophistication harmonique nouvelle.
Volumes 9 & 10 (2003), Ipecac Recordings
Les volumes 9 et 10, publiés sur Ipecac (label de Mike Patton de Faith No More/Mr. Bungle), marquent à la fois un sommet créatif et la fin d'une première ère. Le volume 10, titré ironiquement "I Heart Disco", ne contient évidemment aucune disco mais plutôt certains des morceaux les plus expérimentaux et déstructurés de toute la série. La liste des participants ressemble à un who's who du rock underground des années 2000 : PJ Harvey, dont la présence apporte une tension féminine dans un univers jusqu'alors très masculin ; Dean Ween de Ween, maître de l'absurde sonore ; Josh Freese, batteur de session légendaire ; Twiggy Ramirez de Marilyn Manson ; Joey Castillo, qui deviendra batteur de QOTSA ; Natasha Shneider, claviériste visionnaire morte prématurément en 2008. Cette convergence de talents disparates produit une musique qui oscille entre le groove hypnotique et le chaos organisé, entre la structure et la désintégration.
Après le volume 10, les Desert Sessions entrent dans un hiatus de seize ans. Cette interruption prolongée n'est jamais officiellement expliquée par Homme, mais plusieurs facteurs convergents l'éclairent. D'abord, QOTSA connaît durant cette période une activité intense : Lullabies to Paralyze (2005), Era Vulgaris (2007), les complications médicales de Homme en 2010, la longue gestation de ...Like Clockwork (2013), puis Villains (2017). Ensuite, Homme s'investit dans d'autres projets parallèles : Them Crooked Vultures (2009-2010), puis Post Pop Depression (2016). Le temps et l'énergie nécessaires aux Desert Sessions, qui exigent de rassembler de nombreux musiciens pour des sessions intensives sans perspective de rentabilité commerciale, deviennent simplement impossibles à dégager. Mais l'hiatus révèle aussi une sagesse inhérente au concept : plutôt que de forcer artificiellement des sessions par obligation de maintenir une régularité éditoriale, Homme préfère attendre que les conditions adéquates se présentent naturellement.
Volumes 11 & 12 (2019), Matador Records
Le retour des Desert Sessions en 2019, après seize ans de silence, aurait pu ressembler à une tentative nostalgique de ressusciter un projet appartenant au passé. Il constitue au contraire une démonstration éclatante que le concept conserve toute sa pertinence et sa vitalité. Enregistrés en décembre 2018 lors d'une session intensive de six jours au Rancho de la Luna, les volumes 11 ("Arrivederci Despair", Adieu au désespoir) et 12 ("Tightwads & Nitwits & Critics & Heels", Avares et imbéciles et critiques et salauds) réunissent une configuration stupéfiante de talents : Billy Gibbons de ZZ Top, légende du blues rock texan ; Les Claypool de Primus, bassiste virtuose dont le jeu percussif défie toutes les conventions ; Jake Shears de Scissor Sisters, chanteur flamboyant habitué aux territoires disco-rock ; Mike Kerr de Royal Blood, représentant d'une nouvelle génération de rock minimaliste ; Stella Mozgawa de Warpaint, batteuse dont la subtilité rythmique contraste avec la lourdeur habituelle du stoner rock ; Carla Azar, qui a joué avec Jack White et Autolux ; Matt Berry, acteur britannique et musicien accompli ; Matt Sweeney, guitariste folk-rock collaborateur régulier de Homme ; et deux nouveaux venus, Libby Grace et Töörst Hülpft, qui apportent des perspectives inattendues.
Ces huit morceaux, "Move Together" (chanté par Gibbons), "Noses in Roses Forever" (Homme), "Far East for the Trees", "If You Run" (Libby Grace), "Crucifire" (Mike Kerr), "Chic Tweetz" (Töörst Hülpft et Matt Berry), "Something You Can't See" (Jake Shears) et "Easier Said Than Done" (Homme), naviguent entre traditions rock classiques et expérimentations contemporaines sans jamais tomber dans la révérence muséale. Billy Gibbons sur "Move Together" déploie son jeu de guitare blues légendaire dans un contexte sonore qui l'éloigne radicalement de ZZ Top, révélant des dimensions de son art que ses propres albums n'explorent pas. Les Claypool transforme chaque ligne de basse en événement sculptural, sa technique slap percussive créant des contrepoints rythmiques qui défient la logique rock conventionnelle. Jake Shears, habitué aux productions électroniques polies de Scissor Sisters, découvre ici la rugosité libératrice de l'enregistrement analogique brut.
Billy Gibbons (ZZ Top) et Josh Homme, session décembre 2018, Rancho de la Luna
La réception de ces volumes 11 et 12 dépasse largement le cercle habituel des fans de stoner rock. En 2021, le packaging des albums remporte le Grammy Award dans la catégorie "Best Recording Package", reconnaissance rare pour un projet aussi underground. Cette distinction, si elle récompense officiellement le travail graphique, valide indirectement l'ensemble du concept : les Desert Sessions ne sont pas un vestige nostalgique des années 1990 mais un modèle toujours pertinent de création collaborative libre. À une époque où l'industrie musicale privilégie plus que jamais les singles formatés, les algorithmes de streaming et la rentabilité immédiate, voir un projet aussi délibérément non-commercial recevoir une reconnaissance institutionnelle constitue une victoire symbolique majeure.
La liste complète des participants majeurs sur l'ensemble des douze volumes compose un réseau impressionnant : Brant Bjork, PJ Harvey, Troy Van Leeuwen, Jeordie White (Twiggy Ramirez), David Catching, Nick Oliveri, Mark Lanegan, John McBain (Monster Magnet), Josh Freese, Chris Goss, Alain Johannes, Dean Ween, Joey Castillo, Ben Shepherd (Soundgarden), Billy Gibbons, Les Claypool, et une constellation d'autres musiciens moins connus mais tout aussi essentiels. Ce qui frappe dans cette liste, c'est qu'elle inclut à la fois des légendes établies (Gibbons, PJ Harvey, Lanegan) et des talents émergents, des virtuoses techniques (Claypool, Freese) et des artisans du groove simple, des rockers purs et durs et des expérimentateurs électroniques. La diversité n'est pas ici un objectif en soi mais une conséquence naturelle d'une philosophie d'ouverture totale : les Desert Sessions accueillent quiconque est prêt à abandonner temporairement son identité artistique établie pour devenir simplement un musicien parmi d'autres.
Desert Sessions Vol. 11/12, "Easier Said Than Done" (Josh Homme vocal)
6.4 Performances Live et Grammy Award : Le Paradoxe de la Rareté
L'un des aspects les plus intrigants des Desert Sessions réside dans leur absence presque totale de manifestation scénique. Sur vingt-deux ans d'existence et douze volumes publiés, le projet n'a donné que deux performances live documentées : une apparition dans l'émission télévisée britannique Later... with Jools Holland et une performance au Coachella Valley Music and Arts Festival en 2004. Cette rareté extrême n'est pas accidentelle mais constitutive du concept. Les Desert Sessions documentent des moments de création studio qui n'ont jamais été conçus pour être reproduits sur scène. La spontanéité captée lors des sessions au Rancho de la Luna n'est pas "répétable" au sens où une chanson rock conventionnelle peut être répétée puis jouée en concert des centaines de fois. Elle appartient à un instant spécifique, à une configuration éphémère de musiciens dans un état mental particulier.
Desert Sessions, Coachella Festival 2004 (performance rare)
Cette philosophie anti-tournée distingue radicalement les Desert Sessions de tous les autres projets de Homme. QOTSA existe en grande partie pour la scène, Them Crooked Vultures a accompli une tournée mondiale intensive, Post Pop Depression a donné une série de concerts marquants. Les Desert Sessions, elles, refusent délibérément la logique de l'exploitation commerciale qui voudrait qu'un enregistrement réussi donne automatiquement lieu à une tournée rentable. Homme comprend intuitivement que transformer les Desert Sessions en "groupe de tournée" tuerait exactement ce qui fait leur valeur : leur caractère d'événement unique, de rituel accompli une fois puis archivé.
La performance au Coachella Festival en 2004 illustre parfaitement cette tension. Pour cette occasion unique, Homme réunit une formation comprenant Joey Castillo (batterie), Troy Van Leeuwen (guitare), Brian O'Connor et plusieurs autres musiciens ayant participé aux volumes précédents. Mais plutôt que de simplement "jouer des chansons des Desert Sessions", le groupe traite le concert lui-même comme une session prolongée, avec des jams étendus, des improvisations, une fluidité qui empêche le spectacle de se figer en reproduction mécanique d'un répertoire. Les spectateurs présents témoignent d'une expérience radicalement différente d'un concert rock conventionnel : pas de setlist fixe, pas de grands classiques attendus, pas de communication verbale explicite avec le public. Juste de la musique qui se déploie selon sa logique interne, indifférente aux attentes de l'audience.
Le Grammy Award reçu en 2021 pour le packaging des volumes 11 et 12 ajoute une dimension ironique à cette histoire. L'industrie musicale, incarnée par la Recording Academy, récompense officiellement un projet qui a passé deux décennies à contourner systématiquement toutes les règles de cette même industrie. Le design du packaging, réalisé par Blag Dahlia avec des contributions visuelles multiples, reflète l'esthétique brute et non-commerciale de la musique elle-même : pas de photographies glamour, pas de logos clinquants, juste une imagerie qui évoque le désert, la rudesse, l'authenticité. Que ce travail graphique reçoive une reconnaissance institutionnelle alors que la musique elle-même reste largement ignorée des circuits mainstream constitue un paradoxe révélateur : l'industrie peut célébrer l'apparence de la subversion plus facilement qu'elle ne peut intégrer sa substance.
Cette reconnaissance tardive n'a évidemment changé en rien l'approche de Homme envers les Desert Sessions. Il n'y a eu aucune tournée promotionnelle après le Grammy, aucune tentative d'exploiter cette visibilité soudaine pour transformer le projet en entreprise commerciale viable. Les volumes 11 et 12 sont restés ce qu'ils ont toujours été : des documents pour initiés, des artefacts pour ceux qui comprennent que certaines musiques n'existent pas pour être consommées massivement mais pour être préservées comme témoignages d'une liberté créative devenue rare.
6.5 Influence sur QOTSA et Cross-Pollination
La relation entre les Desert Sessions et Queens of the Stone Age ne peut se réduire à une simple hiérarchie où l'un serait le "projet principal" et l'autre le "laboratoire expérimental". La réalité est plus complexe et plus intéressante : les deux projets entretiennent une relation symbiotique où chacun nourrit l'autre dans un système de fertilisation croisée permanente. De nombreuses chansons qui apparaissent d'abord sur les Desert Sessions sont retravaillées, restructurées et réenregistrées pour devenir des morceaux de QOTSA. Inversement, certaines idées trop expérimentales ou trop abrasives pour QOTSA trouvent leur expression naturelle dans le cadre plus permissif des Desert Sessions.
Cette cross-pollination fonctionne à plusieurs niveaux. D'abord, au niveau strictement compositionnel : plusieurs morceaux de QOTSA ont leur origine directe dans des jams de Desert Sessions. Les structures harmoniques inhabituelles, les progressions d'accords non conventionnelles, les patterns rythmiques asymétriques que Homme explore d'abord dans le contexte sans contrainte des sessions désertiques peuvent ensuite être raffinés, architecturés et intégrés dans l'esthétique plus contrôlée de QOTSA. Ce processus permet à Homme de tester des idées radicales sans risque : si elles fonctionnent dans le chaos organisé des Desert Sessions, elles peuvent potentiellement être domestiquées pour QOTSA ; si elles ne fonctionnent pas, elles restent documentées comme expérimentations intéressantes mais non poursuivies.
Ensuite, au niveau humain : les Desert Sessions servent de terrain de recrutement pour QOTSA. Troy Van Leeuwen, membre permanent de QOTSA depuis 2002, a participé aux Desert Sessions avant de rejoindre officiellement le groupe. Joey Castillo, batteur de QOTSA de 2002 à 2012, est un habitué des sessions désertiques. Dean Fertita, qui rejoint QOTSA en 2007, a également fait ses preuves lors des Desert Sessions. Cette logique de "test grandeur nature" permet à Homme d'évaluer non seulement les compétences techniques des musiciens mais aussi, plus important encore, leur capacité à fonctionner dans l'environnement créatif spécifique qu'il privilégie : spontanéité, ouverture, absence d'ego dominant.
Au niveau philosophique, enfin, les Desert Sessions maintiennent vivante une certaine idée de la pureté créative qui pourrait s'émousser dans le contexte plus commercial de QOTSA. Même si QOTSA refuse délibérément les compromis les plus évidents de l'industrie musicale, le simple fait d'être un groupe avec une audience large, des albums qui se vendent, des tournées mondiales, crée inévitablement des attentes et des pressions. Les Desert Sessions n'ont aucune de ces contraintes. Elles rappellent à Homme et à ses collaborateurs réguliers qu'il est possible de créer de la musique pour elle-même, sans penser au marché, aux charts, aux critiques, au public. Cette liberté absolue, même exercée seulement quelques jours tous les deux ou trois ans (ou tous les seize ans), fonctionne comme un antidote contre la sclérose créative.
Les Desert Sessions prouvent également que le modèle du "groupe rock" avec formation fixe, répertoire stable et tournées régulières n'est qu'une configuration parmi d'autres possibles. Elles démontrent qu'on peut produire de la musique rock significative sans aucune des infrastructures habituelles qui accompagnent cette production : pas de manager poussant à la productivité, pas de label exigeant des singles radio-compatibles, pas d'agent de tournée planifiant des dates rentables, pas de publiciste construisant une image médiatique cohérente. Juste des musiciens qui se réunissent quand les circonstances le permettent, enregistrent ce qui émerge, publient le résultat et retournent à leurs occupations habituelles. Cette simplicité radicale, à l'ère de l'hyper-professionnalisation de l'industrie musicale, constitue en soi un acte de résistance.
L'importance des Desert Sessions pour comprendre l'œuvre de Josh Homme ne peut être surestimée. Elles ne sont pas un appendice mineur de sa discographie mais sa fondation conceptuelle. C'est dans l'espace libre des sessions désertiques que Homme a développé son vocabulaire sonore, testé ses idées les plus audacieuses, construit le réseau de collaborateurs qui soutiendra ensuite tous ses autres projets. Sans les Desert Sessions, QOTSA existerait sans doute, mais sous une forme probablement plus conventionnelle, moins expérimentale, moins riche. Les sessions désertiques sont la matrice dont tout le reste découle, non pas chronologiquement (le premier album QOTSA est contemporain des premiers volumes Desert Sessions) mais épistémologiquement. Elles représentent l'état pur de la créativité de Homme avant toute domestication commerciale, le moment où l'inspiration rencontre l'exécution sans médiation institutionnelle.
Chapitre 7 : Eagles of Death Metal, Le Double Garage (1998-présent)
7.1 Origine et Formation : Le Garage Hédoniste
Si les Desert Sessions incarnent l'expérimentation pure et QOTSA l'architecture sophistiquée, Eagles of Death Metal représente le troisième sommet de ce triangle créatif : l'hédonisme débridé, le plaisir immédiat, le rock comme célébration plutôt que comme quête. Le projet naît en 1998 d'une amitié d'enfance entre Josh Homme et Jesse Hughes, deux gamins de Palm Desert qui ont grandi ensemble dans l'environnement désertique californien. Contrairement aux collaborations professionnelles calculées qui dominent l'industrie musicale, Eagles of Death Metal émerge d'une complicité personnelle profonde, d'un humour partagé et d'une vision commune du rock comme fête permanente.
Le nom lui-même provient d'une boutade. Écoutant le groupe de death metal polonais Vader, Homme lance ironiquement à Hughes : "Ce sont les Eagles du death metal." La formule, absurde et parfaite, capture exactement l'esprit du projet : prendre le death metal (genre sérieux, technique, souvent pompeux) et les Eagles (groupe country-rock californien emblématique d'une certaine douceur FM), les croiser dans une impossible hybridation et en extraire quelque chose qui n'est ni l'un ni l'autre mais qui évoque les deux par contraste. Eagles of Death Metal ne joue ni death metal ni country-rock, mais un garage rock déjanté qui se moque gentiment de toutes les conventions des deux genres tout en volant leurs éléments les plus jouissifs.
Le rôle de Josh Homme dans EODM diffère radicalement de sa position dans QOTSA ou même dans les Desert Sessions. Ici, il n'est pas le leader charismatique, le visionnaire architectural ou l'âme du projet. Il est le batteur, fonction habituellement la moins visible d'un groupe rock, et il utilise des pseudonymes délibérément ridicules : "Carlo Von Sexron" ou "Baby Duck". Cette autodérision signale immédiatement que le projet n'a aucune prétention au sérieux. Homme décrit lui-même le son d'EODM comme une "combinaison de bluegrass avec batterie puissante et voix à la Canned Heat", description qui n'éclaire rien tout en étant étrangement précise. Le bluegrass évoque la tradition folk américaine, la batterie puissante le rock énergique, Canned Heat le boogie blues psychédélique des années 1960. Mixer ces références ne produit pas une synthèse cohérente mais un collage joyeusement incohérent.
Jesse Hughes et Josh Homme, early 2000s, ambiance garage décontractée, studio
Jesse Hughes, lui, occupe le devant de la scène en chanteur-guitariste flamboyant. Avec ses lunettes de soleil permanentes, sa moustache exubérante et son comportement scénique outrancier, Hughes incarne une caricature du rockeur hédoniste qui est aussi un hommage sincère à cette tradition. Il n'y a aucune ironie postmoderne détachée chez Hughes, aucun cynisme protecteur. Quand il chante sur le sexe, la fête et le rock'n'roll, il le fait avec une conviction totale qui transforme les clichés en célébration authentique. Cette authenticité paradoxale, être sincère dans l'excès, croire vraiment aux plaisirs simples du rock, distingue EODM de tous les groupes "rétro" ou "revival" qui reproduisent mécaniquement les formes du passé sans en habiter l'esprit.
La première apparition publique d'Eagles of Death Metal se fait sur les Desert Sessions Vol. 3 & 4 en 1998, confirmant la logique d'incubation déjà mentionnée : les Desert Sessions servent de pépinière où des projets potentiels peuvent germer avant de devenir autonomes. Mais contrairement à QOTSA, qui émerge des ruines de Kyuss avec une vision précise et une ambition clairement définie, EODM reste délibérément un "projet garage" sans grande prétention. Homme participe aux enregistrements et à la production mais ne fait que rarement les tournées, absorbé par les obligations de QOTSA. Joey Castillo, ancien batteur de QOTSA, prend souvent sa place sur scène. Cette configuration inhabituelle, un groupe dont le batteur officiel est largement absent, renforce le caractère décontracté et improvisé du projet.
7.2 Discographie Complète : Quatre Albums de Garage Hédoniste
Peace, Love, Death Metal (2004)
Le premier album studio, sorti en 2004, établit immédiatement le vocabulaire esthétique du groupe. Le titre lui-même, Peace, Love, Death Metal, joue sur les contrastes : le peace and love hippie rencontrant le death metal brutal pour produire... du garage rock dansant. Rien dans cet album ne ressemble au death metal, mais tout évoque une certaine brutalité joyeuse, une énergie incontrôlée qui refuse la sophistication au profit de l'immédiateté. Josh Homme à la batterie apporte sa signature rythmique, grooves lourds, tempos mid-tempo hypnotiques, mais simplifiée, dépouillée de la complexité qu'il déploie dans QOTSA. Hughes au chant et à la guitare compose des morceaux qui empruntent autant au rockabilly qu'au punk, au blues qu'au glam rock, sans jamais s'installer confortablement dans aucun de ces genres.
L'album reçoit un accueil critique mitigé mais enthousiaste de la part d'un public de niche. Les fans de QOTSA découvrent une facette totalement différente de Homme, moins contrôlée et plus ludique. Les amateurs de garage rock pur apprécient l'énergie brute et le refus de toute prétention intellectuelle. Mais l'album ne rencontre aucun succès commercial significatif, ce qui ne semble déranger personne dans le groupe. EODM n'existe pas pour vendre des millions d'albums mais pour offrir un exutoire hédoniste aux musiciens impliqués et un divertissement sans complexe à ceux qui veulent simplement danser et s'amuser.
Death by Sexy (2006)
Le deuxième album, Death by Sexy, amplifie toutes les caractéristiques du premier. Le titre, encore une fois délibérément provocateur et ridicule, annonce la couleur : ce sera sexy, ce sera idiot, ce sera fun. L'album devient le premier à entrer dans le Billboard 200, signe d'une audience grandissante mais toujours modeste. Le groupe se fait remarquer pour des raisons extra-musicales quand il se fait éjecter de la tournée de Guns N'Roses après que Hughes a fait des commentaires sur Axl Rose. Cette anecdote illustre parfaitement l'esprit EODM : incapable de jouer le jeu diplomatique de l'industrie musicale, préférant l'honnêteté provocatrice à la prudence stratégique.
Musicalement, Death by Sexy pousse plus loin l'exploration du groove dansant. Si Peace, Love, Death Metal conservait encore une certaine rugosité garage, ce deuxième effort polit légèrement la production sans la domestiquer complètement. Les chansons deviennent plus accrocheuses, les hooks plus évidents, mais sans jamais tomber dans le formatage radio. L'album confirme qu'EODM n'est pas un accident ponctuel ou un projet boutade mais une proposition musicale cohérente : un rock hédoniste qui assume totalement sa superficialité tout en étant musicalement plus sophistiqué que sa façade ne le suggère.
Heart On (2008)
Heart On, troisième album sorti le 28 octobre 2008, marque une légère évolution vers des territoires plus mélodiques. Le premier single, "Wannabe in L.A.", capture l'essence de Los Angeles avec un mélange d'affection et de critique, la ville des wannabes, des aspirants à la célébrité, mais aussi de l'énergie créative et de la liberté de réinvention. L'album atteint la 57e place du Billboard américain, meilleure performance commerciale du groupe jusqu'alors. Une tournée mondiale suit en 2008-2009, avec des passages remarqués en Europe où EODM développe une base de fans fidèles, notamment en France.
Le son de Heart On révèle une maturité discrète. Les arrangements gagnent en sophistication sans perdre l'énergie brute qui définit le groupe. Hughes comme chanteur démontre une palette plus large, passant du hurlement garage au crooning presque séducteur. Homme à la production (il co-produit tous les albums EODM) introduit des textures sonores plus variées, des claviers vintage, des backing vocals plus élaborés. Mais l'esprit reste intact : célébration du plaisir immédiat, refus du sérieux pompeux, rock comme fête permanente.
Cette constance stylistique constitue à la fois la force et la limite d'EODM. Les critiques les plus sévères reprochent au groupe une certaine répétitivité : d'un album à l'autre, la formule reste essentiellement identique, riffs garage, grooves dansants, paroles célébrant le sexe et la fête. Cette critique n'est pas sans fondement. Contrairement à QOTSA qui réinvente partiellement son son à chaque album, EODM cultive délibérément une forme de stagnation créative assumée. Mais cette critique manque peut-être l'essentiel : EODM n'a jamais prétendu à l'évolution artistique. Le projet existe précisément pour offrir un espace où la sophistication n'est pas requise, où le plaisir immédiat prime sur l'ambition conceptuelle.
Zipper Down (2015)
Le quatrième album, Zipper Down, sort en octobre 2015 après six ans de silence, hiatus expliqué par les activités parallèles de Hughes (projets solos) et de Homme (QOTSA enregistre et tourne pour ...Like Clockwork). Ce retour est accueilli avec enthousiasme par les fans qui craignaient que le projet soit définitivement abandonné. L'album confirme que le concept EODM conserve toute sa pertinence : à une époque où le rock devient de plus en plus sérieux et introspectif, Eagles of Death Metal maintient vivante la tradition du rock festif sans complexe.
Zipper Down bénéficie d'une production plus riche que les albums précédents, reflet de l'expérience accumulée par Homme sur ...Like Clockwork et de ressources financières probablement plus confortables. Mais cette richesse sonore ne domestique jamais l'esprit garage. Les morceaux conservent leur immédiateté, leur simplicité structurelle, leur célébration du plaisir physique de jouer de la musique ensemble. L'album reçoit un accueil critique positif, les chroniqueurs saluant la constance du groupe et son refus de se prendre au sérieux.
Albums de reprises et utilisations commerciales
Au-delà des albums studio, EODM publie également deux albums de reprises : Pigeons of Shit Metal (2018), édition vinyle limitée à 500 exemplaires, et Boots Electric performing the best songs we never wrote (2019). Ces projets, encore moins sérieux que les albums originaux, confirment l'approche ludique du groupe. Reprendre des chansons d'autres artistes en les filtrant à travers l'esthétique EODM devient un exercice d'humour et d'hommage simultanés.
Les morceaux d'EODM sont également utilisés dans diverses campagnes publicitaires : Nike en 2008 ("Don't Speak" pour "Take it to the Next Level"), Microsoft Windows 8 en 2012 ("I Only Want You"), Nike à nouveau en 2014 ("Miss Alissa" pour "Risk Everything"). Ces synchronisations commerciales, loin d'être perçues comme une trahison par les fans, semblent parfaitement cohérentes avec l'esprit du groupe : Eagles of Death Metal n'a jamais prétendu à la pureté underground ou au refus intransigeant du commerce. C'est un groupe qui célèbre les plaisirs simples, et si ces plaisirs peuvent financer des publicités pour sneakers, pourquoi pas ?
Eagles of Death Metal, "I Only Want You" (clip officiel)
7.3 L'Attentat du Bataclan : 13 Novembre 2015
Le vendredi 13 novembre 2015, Eagles of Death Metal donne un concert au Bataclan, salle parisienne emblématique de 1 500 places située dans le 11e arrondissement. La tournée européenne de promotion pour Zipper Down se déroule sans incident depuis plusieurs semaines. Le Bataclan affiche complet, l'atmosphère est festive, le public danse et chante. À 21h40, alors que le groupe joue "Kiss the Devil", trois hommes armés de fusils d'assaut Kalachnikov entrent dans la salle et ouvrent le feu sur la foule. Ce qui suit est l'une des pires tragédies de l'histoire du rock : 90 personnes sont tuées au Bataclan, sur un total de 130 victimes des attentats coordonnés qui frappent simultanément Paris cette nuit-là.
Les musiciens sur scène, Jesse Hughes, les guitaristes Dave Catching et Eden Galindo, le bassiste Matt McJunkins, parviennent à quitter la scène et à se réfugier dans les loges puis à l'extérieur. Ils sont physiquement indemnes mais psychologiquement dévastés. Trois membres de l'équipe du groupe ne survivent pas : Nick Alexander, responsable du merchandising et ami proche de longue date ; Thomas Ayad, chef de produit chez Mercury Records France ; et l'ingénieur du son du groupe. Ces pertes transforment instantanément Eagles of Death Metal d'un groupe de fête insouciant en symbole involontaire d'une tragédie historique.
Mémorial devant le Bataclan, fleurs, bougies, messages, novembre 2015
Josh Homme, absent ce soir-là car ne participant que rarement aux tournées EODM, reçoit la nouvelle à distance. Son rôle dans les heures et jours qui suivent illustre une facette moins connue de sa personnalité : au-delà du musicien cool et détaché se cache un homme capable de compassion profonde et d'action concrète. Via The Sweet Stuff Foundation, association caritative qu'il a créée en 2013 pour soutenir des causes musicales, Homme organise immédiatement une collecte de fonds pour les victimes et leurs familles. Il maintient un contact constant avec Hughes et les autres membres du groupe, leur offrant le soutien psychologique nécessaire pour traverser un traumatisme d'une ampleur inconcevable.
Le groupe reprend l'avion pour les États-Unis le lendemain, 14 novembre. Les semaines qui suivent sont marquées par le silence public, aucune déclaration médiatique, aucune exploitation du drame, juste un retrait complet pour permettre le processus de deuil et de guérison. Ce silence contraste avec le vacarme médiatique qui entoure l'événement. Les médias du monde entier veulent des témoignages, des interviews, des réactions à chaud. Hughes et Homme refusent toute sollicitation, comprenant intuitivement que certaines expériences sont trop graves pour être immédiatement verbalisées ou médiatisées.
7.4 Le Retour à l'Olympia : Février 2016
Le retour d'Eagles of Death Metal à Paris, trois mois seulement après les attentats, constitue l'un des moments les plus chargés émotionnellement de l'histoire récente du rock. En février 2016, le groupe annonce un concert à l'Olympia, salle mythique parisienne, avec une particularité : tous les survivants du Bataclan sont invités gratuitement. Cette décision n'est pas un geste symbolique creux mais un acte de courage et de solidarité concret. Pour les musiciens comme pour le public, remonter sur scène dans la même ville où s'est produite la tragédie demande une force psychologique extraordinaire.
Le concert de l'Olympia devient un moment de catharsis collective. Les survivants du Bataclan, dont beaucoup n'avaient pas pu réécouter de la musique depuis novembre, se retrouvent dans la salle. L'ambiance est à la fois joyeuse et chargée d'émotion. Hughes, habituellement exubérant et provocateur, montre une vulnérabilité rare. Entre les chansons, il parle directement au public, évoque les disparus, célèbre la résilience des survivants. La musique elle-même prend une dimension nouvelle : ce qui était auparavant pure célébration hédoniste devient aussi affirmation de vie face à la mort, refus de se laisser paralyser par la peur.
Le moment le plus significatif du concert survient quand le groupe annonce sa décision concernant "Kiss the Devil", la chanson qui jouait au moment de l'attaque. Hughes déclare : "Nous ne savons plus où vit cette chanson désormais." Cette formulation, poétique et juste, reconnaît que certaines œuvres peuvent être irrémédiablement transformées par les circonstances de leur réception. "Kiss the Devil" ne peut plus être jouée innocemment, pour le simple plaisir. Elle porte désormais le poids de 90 morts. Plutôt que de la retirer honteusement du répertoire ou de prétendre que rien n'a changé, le groupe choisit une troisième voie : reconnaître que la chanson a été transformée par la tragédie et décider de ne plus la jouer par respect pour cette transformation.
Le concert de l'Olympia reçoit une standing ovation qui dure plusieurs minutes. Les critiques qui rendent compte de la soirée évoquent unanimement l'extraordinaire dignité du groupe et du public. Personne n'exploite le drame pour se faire valoir, personne ne transforme la tragédie en spectacle. C'est simplement un groupe et son public qui se retrouvent pour affirmer ensemble que la musique live, malgré les risques, malgré la peur, reste un acte essentiel de communion humaine qui ne peut être abandonné face à la violence.
Eagles of Death Metal, Retour à l'Olympia, février 2016
7.5 Documentaire "Nos Amis" (2017) et Album Live
En 2017, le réalisateur Colin Hanks (fils de Tom Hanks, lui-même documentariste respecté) sort Eagles of Death Metal: Nos Amis (Our Friends), documentaire qui retrace l'histoire du groupe depuis ses débuts jusqu'au Bataclan et au-delà. Le film, diffusé dans les festivals puis distribué en salles et sur plateformes de streaming, évite soigneusement le piège du sensationnalisme. Hanks ne cherche pas à exploiter la tragédie pour créer un thriller anxiogène ou un drame larmoyant. Il documente simplement, avec respect et empathie, comment un groupe de rock festif s'est retrouvé au centre d'un événement historique tragique et comment ses membres ont tenté de naviguer cette expérience impossible.
Le documentaire alterne entre archives d'avant le Bataclan, montrant EODM dans toute son insouciance joyeuse, et témoignages post-attentats où Hughes, Homme et les autres membres évoquent leur processus de guérison. Les images du concert de l'Olympia occupent une place centrale, capturant l'émotion brute de ce retour. Le film inclut également des témoignages de survivants, de familles de victimes, de personnel du Bataclan, créant un portrait collectif de la résilience plutôt qu'un récit centré uniquement sur le groupe.
Affiche du documentaire "Nos Amis" (2017), réalisateur Colin Hanks
La réception critique de Nos Amis est largement positive. Les chroniqueurs saluent la délicatesse de Hanks, sa capacité à traiter un sujet douloureux sans voyeurisme ni pathos excessif. Le film fonctionne à plusieurs niveaux : comme document historique sur les attentats du 13 novembre, comme portrait d'un groupe et de son évolution, comme méditation sur le rôle de la musique face à la violence. Il rappelle aussi que derrière les statistiques (90 morts, 130 victimes au total) se cachent des individus, des fans venus passer une soirée ordinaire, des musiciens montés sur scène pour divertir, des techniciens accomplissant leur travail, dont les vies ont été détruites ou irrémédiablement transformées.
En parallèle au documentaire, Eagles of Death Metal sort en 2017 un album live intitulé I Love You All the Time - Live at the Olympia in Paris. Ce disque capture le concert de février 2016 dans toute son intensité émotionnelle. L'écouter aujourd'hui, sachant le contexte, révèle des dimensions que le public présent ce soir-là percevait intuitivement : chaque chanson devient une affirmation de vie, chaque note jouée un refus de la défaite morale. La qualité sonore, excellente, permet d'entendre la communion entre le groupe et le public, les ovations prolongées, les moments de silence chargé d'émotion.
7.6 Comparaison Esthétique : EODM vs QOTSA
Comprendre Eagles of Death Metal nécessite de le placer dans le système créatif plus large de Josh Homme, notamment en contraste avec Queens of the Stone Age. Les deux projets, bien que menés par le même musicien, incarnent des philosophies esthétiques radicalement opposées qui se complètent plutôt qu'elles ne s'annulent.
QOTSA opère selon une logique architecturale : construire des structures sonores complexes, maîtriser chaque élément avec précision chirurgicale, créer une tension permanente entre accessibilité et sophistication. Chaque chanson de QOTSA est un édifice minutieusement planifié où rien n'est laissé au hasard. Les arrangements sont denses, multicouches, avec des détails qui ne se révèlent qu'à l'écoute répétée. Le son est massif mais contrôlé, lourd mais articulé. Les paroles, souvent énigmatiques, encouragent l'interprétation multiple sans jamais se livrer complètement. La performance scénique elle-même est calculée : Homme sur scène incarne une coolitude détachée, un contrôle absolu qui ne se fissure jamais.
Eagles of Death Metal fonctionne selon une logique inverse : l'immédiateté, la simplicité, la célébration sans complexe du plaisir immédiat. Les chansons sont structurellement simples, souvent construites sur des progressions d'accords basiques, avec des hooks évidents et des refrains conçus pour être chantés en chœur par un public alcoolisé. Les arrangements restent dépouillés : batterie, basse, guitare, parfois des claviers vintage, rarement plus. Le son privilégie l'énergie brute sur la sophistication sonore. Les paroles parlent de sexe, de fête et de rock sans métaphore compliquée. Hughes sur scène est l'opposé de Homme : extravagant, théâtral, en interaction constante avec le public, transpirant l'effort physique plutôt que la maîtrise décontractée.
Cette opposition pourrait suggérer une hiérarchie de valeur, QOTSA comme projet "sérieux" et EODM comme divertissement "mineur". Mais une telle lecture manquerait l'essentiel : les deux approches sont également valides et nécessaires. La sophistication architecturale de QOTSA peut devenir oppressante si elle n'est pas équilibrée par la légèreté hédoniste d'EODM. Inversement, le garage rock festif d'EODM pourrait sembler superficiel sans la profondeur intellectuelle de QOTSA comme contrepoint. Homme a besoin des deux pour maintenir son équilibre créatif : QOTSA pour satisfaire son besoin de construction sophistiquée, EODM pour préserver sa capacité à jouer simplement pour le plaisir.
Le rôle même de Homme dans les deux projets illustre cette dualité. Dans QOTSA, il est le leader charismatique, le visionnaire dont l'autorité artistique ne se discute pas. Dans EODM, il est le batteur en retrait qui laisse Hughes occuper le devant de la scène. Cette inversion hiérarchique n'est pas accidentelle : elle permet à Homme d'expérimenter une position différente, de soutenir plutôt que de diriger, de servir la vision d'un autre plutôt que d'imposer la sienne. Cette capacité à occuper des fonctions différentes dans des contextes différents révèle une flexibilité d'ego rare chez les artistes de sa stature.
La tragédie du Bataclan a également révélé une dimension inattendue de cette comparaison. QOTSA, avec son sérieux et sa sophistication, aurait peut-être pu intégrer narrativement un tel événement dans son œuvre, transformer le traumatisme en art sombre et complexe. Mais EODM, précisément parce qu'il est un projet de célébration joyeuse, a été plus profondément perturbé par la violence. Comment célébrer innocemment le plaisir quand on a vu 90 personnes mourir pendant cette célébration ? Cette question a forcé le groupe à une profondeur inattendue, révélant que même le rock le plus hédoniste porte une vulnérabilité qui le rend humainement précieux.
Chapitre 8 : Them Crooked Vultures, Le Supergroupe (2009-2010, 2022)
8.1 Le "Blind Date" au Medieval Times : Genèse d'une Légende
L'histoire de Them Crooked Vultures commence par ce qui ressemble à une blague élaborée : un blind date organisé par Dave Grohl lors de sa fête d'anniversaire dans un parc d'attractions médiéval californien. Mais derrière l'anecdote amusante se cache une stratégie délibérée pour réunir deux musiciens que Grohl admire profondément et qui, selon son intuition, créeraient ensemble quelque chose d'exceptionnel. Le contexte remonte à juin 2008, quand Grohl invite Jimmy Page et John Paul Jones sur scène au concert des Foo Fighters à Wembley Stadium. Cette collaboration ponctuelle avec deux légendes de Led Zeppelin plante une graine dans l'esprit de Grohl : et si Jones, bassiste virtuose désormais sans projet majeur depuis la dissolution de Zeppelin, pouvait être convaincu de former un nouveau groupe ?
En janvier 2009, Grohl organise sa fête de 40e anniversaire au Medieval Times, attraction touristique kitsch de Californie où les clients portent des couronnes en papier et mangent de la soupe au "dragon" en regardant des joutes. Grohl, avec une habileté diplomatique remarquable, assoit délibérément Jones et Homme côte à côte sans les prévenir de ses intentions. Jones se souviendra plus tard de sa perplexité initiale : "couronne en papier, soupe au dragon... Oh mon Dieu ! Qu'est-ce qui va se passer ici ?" Mais la conversation s'engage naturellement entre les deux musiciens, Jones découvrant en Homme non pas un jeune rockeur arrogant mais un homme cultivé, techniquement accompli et profondément respectueux des traditions du rock qu'il incarne.
Cette rencontre au Medieval Times n'est pas un coup de chance mais l'aboutissement d'une vision exprimée publiquement par Grohl dès 2005. Dans une interview au magazine Mojo cette année-là, il avait déclaré avec son humour caractéristique : "Le prochain projet me voit à la batterie, Josh Homme à la guitare et John Paul Jones à la basse. Ça ne serait pas dégueulasse." À l'époque, cette déclaration ressemblait à un rêve irréaliste, un fantasme de fan plutôt qu'un projet concret. Mais Grohl, patient et stratégique, travaille pendant des années à faire de ce fantasme une réalité.
Pour Grohl (né en 1969) et Homme (né en 1973), collaborer avec John Paul Jones représente la réalisation d'un rêve d'enfance. Jones n'est pas simplement un bassiste célèbre mais une légende vivante, membre du groupe qui a redéfini les possibilités du rock dans les années 1970. Quant à Jones lui-même, après avoir été "incapable de se faire arrêter dans les années 80" selon ses propres mots, il cherche depuis des années un projet qui pourrait égaler l'intensité créative de Led Zeppelin. Les collaborations potentielles n'ont pas manqué, il a failli reformer Led Zeppelin avec Jimmy Page et Jason Bonham, projet finalement avorté, mais rien ne l'a suffisamment convaincu pour s'engager pleinement. Jusqu'à cette rencontre avec Homme et Grohl.
Un détail révélateur de l'importance que Grohl accordait à ce projet : si Jones avait refusé, l'alternative envisagée était Paul McCartney à la basse. Cette information, divulguée ultérieurement, montre l'ambition du concept. Grohl ne cherchait pas simplement à former un "bon groupe" mais à créer un supergroupe capable de rivaliser historiquement avec les plus grandes formations rock. Que McCartney ou Jones, deux des plus grands bassistes de l'histoire du rock, soient les seules options considérées révèle cette ambition démesurée.
8.2 Enregistrement et Dynamique Créative : Trois Générations, Une Vision
De février à juillet 2009, Them Crooked Vultures s'enferme dans les Pink Duck Studios, studio personnel de Homme à Burbank, Californie. Le choix de ce lieu plutôt qu'un studio professionnel externe signale immédiatement que le projet privilégiera l'intimité créative sur la production standardisée. Le groupe s'autoproduit, décision rare pour un projet impliquant des musiciens de cette stature, qui auraient facilement pu engager un producteur prestigieux. Cette autoproduction reflète la confiance des trois hommes dans leur vision collective et leur refus de toute médiation extérieure qui pourrait diluer leur alchimie.
Le line-up, à la fois simple et sophistiqué, comprend Josh Homme à la guitare et au chant, Dave Grohl à la batterie, et John Paul Jones à la basse mais aussi aux claviers, clavinet, piano, keytar, lap steel, slide bass, mandoline et violon. Cette multiplicité instrumentale de Jones n'est pas un gadget mais une continuation de son approche dans Led Zeppelin, où il passait d'un instrument à l'autre selon les besoins des compositions. Alain Johannes, collaborateur régulier de Homme dans tous ses projets, rejoint la formation pour les performances live à la guitare et aux claviers, permettant à Homme de se concentrer sur le chant et les parties de guitare lead.
La dynamique créative entre les trois membres principaux révèle un équilibre fascinant entre trois approches musicales différentes. Grohl, issu du punk et du grunge, tend instinctivement vers la standardisation : des structures simples, des tempos directs, une énergie brute. Homme, formé dans le stoner rock mais progressivement attiré par la complexité, propose des structures inhabituelles, des morceaux à "17 parties" selon l'expression de Grohl, des progressions harmoniques non conventionnelles, des changements rythmiques imprévisibles. Jones, fort de son expérience avec Led Zeppelin et de sa formation classique, joue le rôle d'arbitre et d'arrangeur : il évalue les propositions des deux autres, suggère des compromis, affine les structures jusqu'à ce qu'elles atteignent une cohérence interne. Dès les premières jams, Jones sent que "ça pourrait être quelque chose de vraiment bien".
Grohl, habitué à dominer créativement dans les Foo Fighters, découvre avec plaisir la libération qu'offre la collaboration égalitaire : "Le projet le plus excitant de ma vie de musicien." Homme, qui contrôle habituellement tous les aspects de QOTSA avec une autorité quasi-absolue, accepte ici de partager le pouvoir décisionnel avec deux musiciens dont l'expérience et l'accomplissement égalent ou dépassent les siens. Cette capacité de Homme à fonctionner aussi bien en leader autoritaire (QOTSA) qu'en collaborateur égalitaire (TCV) révèle une flexibilité d'ego rare.
Le processus d'enregistrement lui-même privilégie les prises live. Plutôt que de construire les morceaux piste par piste, batterie d'abord, puis basse, puis guitares, puis chant, le groupe joue ensemble dans le studio, capturant l'énergie collective de la performance. Cette méthode, plus proche du jazz ou du rock classique des années 1960-70 que des productions rock contemporaines, crée une cohésion organique qu'aucune construction mécanique ne pourrait reproduire. On entend dans les enregistrements cette présence simultanée des trois musiciens : la batterie de Grohl réagit en temps réel aux lignes de basse de Jones, qui elles-mêmes dialoguent avec les riffs de Homme dans une conversation tripartite continue.
8.3 Débuts et Tournée "Deserve the Future" : L'Événement Immédiat
Le premier concert de Them Crooked Vultures, le 9 août 2009 au Cabaret Metro de Chicago, entre immédiatement dans la légende. Aucune annonce préalable, aucune promotion, juste le bouche-à-oreille et les rumeurs sur internet. La salle, d'une capacité de quelques centaines de personnes, se remplit de fans chanceux qui assistent à 80 minutes de musique entièrement nouvelle jouée par trois des plus grands musiciens rock vivants. Le groupe interprète l'intégralité de ce qui deviendra l'album sans aucun morceau de Led Zeppelin, Foo Fighters ou QOTSA. Cette décision, refuser le confort des classiques pour imposer un répertoire entièrement inédit, démontre la confiance absolue du trio dans leur nouveau matériel.
Them Crooked Vultures, premier concert Chicago, Cabaret Metro, 9 août 2009
La première européenne, le 19 août 2009 au Melkweg d'Amsterdam, confirme l'hystérie naissante. Le 30 août, le groupe joue au festival Rock en Seine sous le pseudonyme cryptique "Les Petits Pois" (The Little Peas), nom absurde qui contraste hilaramment avec la stature des musiciens impliqués. Cette stratégie de pseudonymes et de concerts surprises crée une aura de mystère et d'exclusivité : assister à un concert de TCV devient un privilège plutôt qu'une transaction commerciale ordinaire.
La tournée mondiale "Deserve the Future", qui s'étend de 2009 à 2010, bat des records inattendus. Au Royaume-Uni, les billets se vendent en moins de douze minutes, l'une des ventes les plus rapides jamais enregistrées dans le pays. Le détail le plus remarquable : ces billets se vendent AVANT que le groupe ait officiellement sorti une seule chanson. Les fans achètent sur la foi du concept seul : Jones + Grohl + Homme = quelque chose qui vaut forcément la peine d'être vu. Cette confiance aveugle du public témoigne du capital symbolique accumulé par les trois musiciens à travers leurs carrières respectives.
Les concerts eux-mêmes deviennent des événements mythologiques. Contrairement aux tournées habituelles qui incluent des reprises pour satisfaire le public, TCV joue exclusivement son propre répertoire. Aucune concession nostalgique, aucun "Stairway to Heaven" ou "Everlong" pour amadouer les fans. Le message est clair : nous ne sommes pas ici pour célébrer notre passé mais pour créer un présent nouveau. Cette intransigeance artistique, loin d'aliéner le public, renforce au contraire le respect et l'enthousiasme. Les spectateurs comprennent qu'ils assistent non pas à une réunion de stars en mode croisière mais à une collaboration créative sérieuse.
Them Crooked Vultures, "New Fang" (Live on Letterman, première TV performance)
8.4 Album, Grammy et Innovation Sonore
L'album éponyme Them Crooked Vultures sort le 17 novembre 2009 sur les labels DGC/Interscope (États-Unis) et Sony (international). Mais dès le 9 novembre, une semaine avant la sortie officielle, l'album complet est diffusé en streaming sur le site web du groupe accompagné du message provocateur "Merde à la patience, dansons", formule qui capture parfaitement l'esprit du projet. Pourquoi attendre quand la musique existe déjà ? Cette impatience joyeuse contraste avec les stratégies marketing élaborées qui entourent habituellement les sorties d'albums majeurs.
Les 13 titres de l'album naviguent entre riff rock des années 1970, énergie punk et complexité progressive, créant une hybridation que personne n'avait vraiment anticipée. Le son, massif et sophistiqué simultanément, évite le piège évident : ne pas simplement singer Led Zeppelin. Homme s'assure que la guitare reste dans son propre vocabulaire, distorsion contrôlée, riffs hypnotiques, aucune tentative d'imiter Jimmy Page. Grohl joue avec une puissance qui rappelle John Bonham mais sans copier ses patterns spécifiques. Jones, lui, fait quelque chose qu'il n'avait jamais fait dans Led Zeppelin : il passe sa basse dans des amplis de guitare avec distorsion lourde, utilisant notamment une pédale Electro-Harmonix Big Muff pour créer des textures sales et saturées.
Pochette album "Them Crooked Vultures" (2009), artwork distinctif
Cette innovation technique de Jones, traiter la basse comme une guitare baritone, devient une signature sonore de l'album. Le résultat n'est ni une basse claire et définie à la McCartney ni une basse lourde et ronde à la Geezer Butler, mais quelque chose d'intermédiaire : une basse qui grogne, qui mord, qui occupe l'espace sonore habituellement réservé aux guitares rythmiques. Dans un incident mémorable durant la tournée, l'ampli SWR de Jones prend littéralement feu sur scène, explosion spectaculaire qui symbolise parfaitement l'intensité physique du son que le groupe cherche à créer.
Les classements commerciaux reflètent un succès substantiel sans être astronomique : #12 au Billboard 200, #4 dans les charts Albums Rock, #1 dans les charts Albums Hard Rock. Ces chiffres, respectables, confirment que TCV touche une audience large mais pas mainstream. Le public cible n'est pas celui des radios commerciales mais celui des connaisseurs rock, des fans qui suivent les carrières de Jones, Grohl et Homme depuis des décennies. Le Grammy Award 2011 pour "Best Hard Rock Performance" pour le single "New Fang" valide officiellement l'accomplissement artistique du projet, reconnaissance institutionnelle qui compte dans une industrie où les supergroups échouent souvent à égaler la somme de leurs parties.
8.5 Réception Critique et Citations Légendaires
Les déclarations des trois musiciens sur leur expérience de Them Crooked Vultures révèlent une unanimité rare. John Paul Jones, homme habituellement mesuré dans ses louanges, affirme sans ambiguïté : "Le meilleur putain de groupe dans lequel j'aie jamais joué", formulation qui prend tout son poids quand on réalise qu'elle vient d'un membre de Led Zeppelin. Il précise ensuite : "Led Zeppelin était le meilleur groupe du monde, jusqu'à ce que celui-ci arrive" et "C'était un peu comme les premiers jours de Zeppelin." Ces comparaisons ne sont pas de l'hyperbole publicitaire mais le témoignage sincère d'un musicien qui a retrouvé, quarante ans après Led Zeppelin, l'excitation créative de ses débuts.
Dave Grohl, dont l'enthousiasme naturel pourrait sembler exagéré, est pourtant tout aussi sincère : "Le projet le plus excitant de ma vie de musicien." Pour un homme qui a joué dans Nirvana, formé les Foo Fighters, collaboré avec Paul McCartney, une telle affirmation signale quelque chose d'authentique. Grohl décrit l'effet du groupe sur le public : "Leurs mâchoires tombent, ils sourient, les yeux écarquillés", réaction qui transcende la simple appréciation pour toucher à quelque chose de plus profond, une communion rare entre musiciens et audience.
Session Pink Duck Studios 2009, Grohl, Jones, Homme en pleine création
Josh Homme, habituellement plus cryptique et contrôlé dans ses déclarations publiques, articule néanmoins clairement la philosophie du projet : "L'idée était d'aller là où aucun de nous n'était allé avant. C'était l'accord. Et d'aller jusqu'au bout." Cette formulation définit Them Crooked Vultures non pas comme une synthèse des projets antérieurs mais comme une exploration de territoires nouveaux pour tous.
8.6 Hiatus, Projets de Suite et Réunion 2022
Les déclarations optimistes sur un deuxième album se multiplient après la tournée 2009-2010. Grohl annonce qu'ils travaillent sur "un deuxième album qui sera plus puissant que le premier". Jones confirme en novembre 2010 : "nous allons enregistrer un nouvel album". Homme lui-même, en novembre 2019, déclare n'être "pas opposé à réactiver TCV" mais laisse à Grohl le soin de recontacter tout le monde, précisant que les trois "souhaitent qu'un nouvel album voie le jour". Ces déclarations créent des attentes chez les fans qui attendent patiemment une suite qui ne viendra jamais, du moins pas sous forme d'album studio.
L'hiatus s'explique par la convergence de plusieurs facteurs. Homme retourne à QOTSA, dont le line-up s'est enfin stabilisé avec l'arrivée de Jon Theodore en 2013. Grohl se concentre sur les Foo Fighters, sortant Wasting Light (2011), puis Sonic Highways (2014) et Concrete and Gold (2017). Jones, lui, poursuit divers projets personnels moins médiatisés. Le timing ne s'aligne jamais suffisamment pour permettre une nouvelle session intensive de plusieurs mois. Mais contrairement à tant de supergroups qui se dissolvent dans l'amertume et les reproches mutuels, TCV reste en sommeil sans jamais être officiellement mort.
La réunion du 3 septembre 2022, douze ans après leur dernière performance, survient dans des circonstances tragiques : le concert hommage à Taylor Hawkins, batteur des Foo Fighters décédé le 22 mars 2022. Pour cette occasion unique, Them Crooked Vultures remonte sur scène avec le line-up original, Homme, Grohl, Jones, plus Alain Johannes. Le concert devient un moment d'émotion collective intense : célébration de la vie de Hawkins à travers la musique qu'il aimait, démonstration que l'alchimie de TCV n'a rien perdu de sa puissance malgré les années d'inactivité. Les images de cette performance montrent Jones, désormais septuagénaire, jouant avec l'énergie d'un homme de vingt ans plus jeune, Grohl transformant son chagrin en puissance rythmique brute, Homme fournissant l'ancrage mélodique nécessaire à la cohésion de l'ensemble.
Cette réunion ponctuelle ravive immédiatement les spéculations sur un éventuel retour permanent de TCV. Mais à ce jour, aucun nouveau projet concret n'a été annoncé. Them Crooked Vultures reste ce qu'il a toujours été : un éclair de génie créatif capturé le temps d'un album et d'une tournée, preuve que trois musiciens au sommet de leur art peuvent créer quelque chose qui transcende leurs accomplissements individuels.
Cette unicité constitue paradoxalement la principale critique adressée au projet. Un seul album en quinze ans d'existence théorique ? Les fans et les critiques s'accordent à regretter que les emplois du temps incompatibles des trois membres aient empêché une suite qui semblait promettre des territoires encore inexplorés. L'album éponyme, malgré ses qualités indéniables, souffre peut-être d'une certaine uniformité stylistique, les 13 morceaux explorent un vocabulaire sonore cohérent mais relativement homogène. Un deuxième album aurait pu élargir cette palette, pousser plus loin les expérimentations. Cette frustration est le prix à payer pour un projet qui a toujours refusé de forcer les collaborations par obligation contractuelle. Mais elle laisse le sentiment d'un potentiel partiellement inexploité.
Them Crooked Vultures, Taylor Hawkins Tribute, septembre 2022
8.7 Autres Collaborations Majeures : MANTRA et Arctic Monkeys
L'écosystème collaboratif de Josh Homme ne se limite pas aux quatre grands projets déjà évoqués. Deux collaborations particulièrement significatives méritent une attention détaillée : MANTRA avec Dave Grohl et Trent Reznor, et la production/participation aux albums d'Arctic Monkeys.
MANTRA (2013) : Le Triumvirat Sonore
En 2013, Dave Grohl réalise Sound City, documentaire sur les studios Sound City de Los Angeles où Nirvana avait enregistré Nevermind en 1991. Pour accompagner le film, Grohl produit l'album Sound City: Real to Reel, invitant différents artistes pour différents morceaux sous le nom collectif de Sound City Players. Pour "Mantra", morceau de clôture de l'album, Grohl réunit Josh Homme et Trent Reznor (Nine Inch Nails), créant ainsi un triumvirat représentant trois générations et trois esthétiques du rock alternatif.
Le morceau, d'une durée de près de huit minutes, commence par une simplicité trompeuse : un beat de batterie mesuré de Grohl, des plucks de basse funky de Homme, des trilles de piano et Wurlitzer atmosphériques de Reznor. Cette ouverture délicate, presque minimaliste, construit progressivement une tension qui explose dans la seconde moitié du morceau en une "explosion orchestrale de guitares, claviers et fuzz" selon les mots du critique Chris Martins de Spin. La structure même du morceau, crescendo lent sur plusieurs minutes, culmination explosive, puis résolution, évoque autant les compositions de Reznor avec Nine Inch Nails que l'approche dynamique de Homme dans QOTSA.
Dave Grohl, Josh Homme, Trent Reznor, session Sound City, Studio 606
Les images filmées de la session en studio, diffusées en mars 2013 via le site de Rolling Stone, montrent une version purement instrumentale captivant les trois musiciens en pleine communion créative : Grohl à la batterie, Homme à la basse (rôle inhabituel pour lui), Reznor aux claviers. Regards échangés, sourires complices, langage corporel témoignant du plaisir immédiat de jouer ensemble. Cette version instrumentale brute possède une qualité atmosphérique que certains fans considèrent supérieure à la version finale.
Pour l'album Sound City: Real to Reel, des voix ont été enregistrées après coup. Le processus d'enregistrement vocal a vu Grohl poser les premières pistes, Reznor ajouter ensuite ses prises, et Homme contribuer des harmonies. Mais dans le mix final tel qu'on l'entend sur l'album, c'est la voix de Trent Reznor qui domine clairement le morceau, soutenue par les harmonies très présentes de Homme qui ajoutent texture et profondeur tout au long des huit minutes. Grohl, bien qu'ayant enregistré des voix, reste largement en retrait dans le mixage final. Cette hiérarchie vocale, Reznor lead, Homme harmonies, Grohl doublages discrets, crée une atmosphère sombre et hypnotique qui rappelle davantage les travaux récents de Reznor avec How to Destroy Angels que le rock direct de Foo Fighters ou QOTSA.
Arctic Monkeys : Production et Collaboration Continue (2009-2013)
La relation entre Josh Homme et Arctic Monkeys débute en 2007 lors d'un concert à Houston devant environ 300 personnes, début humble que Homme, habitué aux petites foules avec Kyuss, interprète comme le signe qu'"on fait les choses bien". Cette première rencontre plante les graines d'une collaboration qui s'étendra sur plusieurs albums et transformera profondément le son du groupe britannique.
En 2009, Arctic Monkeys invite Homme à co-produire leur troisième album Humbug, rupture radicale avec les deux premiers disques énergiques et punk qui avaient fait leur succès. Homme emmène le groupe au Rancho de la Luna en Californie, loin de Sheffield et de leur zone de confort. Le résultat : un album sombre, atmosphérique, marqué par ce que Homme appelle le "desert/surf tone", influence du stoner rock californien appliquée à la sensibilité indie britannique. Alex Turner, habituellement à moitié parlant/crachant ses paroles, se met à crooner comme Bryan Ferry ou Morrissey. Les rythmes frénétiques ralentissent drastiquement. Le groupe explore même des territoires prog-rock impensables dans leurs disques précédents.
Homme explique son approche de production avec une métaphore architecturale caractéristique : "Les Arctic Monkeys ouvraient des portes dans la maison qu'ils habitent." Il ne cherche pas à imposer sa vision mais à aider le groupe à explorer des possibilités latentes qu'ils n'osaient pas investiguer seuls. Lors d'une première écoute de la démo "Dance Little Liar", Homme comprend immédiatement : "Bon sang, ces enfoirés veulent peindre des paysages", formulation qui capture parfaitement sa propre esthétique musicale et qu'il reconnaît chez les Monkeys.
Josh Homme et Arctic Monkeys au Rancho de la Luna, sessions Humbug 2009
La collaboration technique implique Alain Johannes comme ingénieur, duo qui a fait ses preuves sur tous les projets de Homme. Les sessions alternent entre arrangements spontanés en studio, Homme entrant dans la pièce avec le groupe, essayant différents beats et différents feels, et captures minutieuses du son par Johannes. Ce processus hybride entre improvisation et précision technique reflète la méthode que Homme a développée au fil des décennies.
La collaboration se poursuit sur l'album suivant Suck It and See (2011), où Homme chante les backing vocals sur "All My Own Stunts". Puis sur AM (2013), il apparaît sur "One For The Road" et "Knee Socks", deux morceaux qui deviennent des classiques du répertoire Arctic Monkeys. Il rejoint même le groupe sur scène pour interpréter ces morceaux lors de concerts, démonstration rare de sa volonté de soutenir activement les projets qu'il contribue à créer.
La connexion entre Homme et Arctic Monkeys s'étend au-delà de la musique. Matt Helders, batteur des Monkeys, joue sur Post Pop Depression avec Iggy Pop, projet où Homme assure production et guitare. Cette réciprocité illustre le réseau complexe de collaborations que Homme tisse patiemment : chaque projet nourrit les autres, chaque musicien rencontré devient un collaborateur potentiel pour de futures aventures.
L'influence de Homme sur Arctic Monkeys est unanimement reconnue par la critique. Humbug, initialement reçu avec perplexité par des fans attendant une suite directe des deux premiers albums, est progressivement réévalué comme un tournant crucial permettant au groupe d'échapper au piège de l'auto-répétition. Sans l'intervention de Homme, Arctic Monkeys aurait probablement continué à raffiner la formule de Whatever People Say I Am, That's What I'm Not avec des rendements décroissants. Homme leur offre la permission et les outils pour devenir autre chose, pour "grandir, devenir weird et tripper" selon sa propre formule.
Chapitre 9 : Post Pop Depression, Collaboration avec l'Idole (2016)
9.1 Genèse : Le Texto d'Iggy et l'Idole d'Enfance
Au début de l'année 2015, Josh Homme reçoit un message texte d'une simplicité désarmante : "Hey, ce serait super si on se voyait et qu'on écrivait quelque chose un de ces jours, Iggy." Ce texto, apparemment anodin, marque le début d'une collaboration qui deviendra l'un des moments les plus significatifs de la carrière de Homme, non pas commercialement ou médiatiquement, mais personnellement et artistiquement. Pour comprendre l'importance de ce message, il faut remonter à l'enfance de Homme : à dix ans, il découvre Raw Power de The Stooges, album brutal et visionnaire qui redéfinit sa conception du rock. À treize ans, il voit Repo Man, film culte dont la bande-son inclut Iggy Pop, renforçant cette fascination. Iggy devient pour le jeune Homme ce que Chuck Berry fut pour les Beatles : la figure fondatrice, l'incarnation même de ce que le rock peut accomplir quand il refuse toute domestication.
Recevoir un texto d'Iggy Pop demandant à collaborer n'est donc pas simplement une opportunité professionnelle pour Homme. C'est la validation ultime, la boucle qui se referme, le moment où l'idole d'enfance reconnaît non seulement votre existence mais sollicite activement votre contribution. Homme accepte immédiatement, mais avec une conscience aiguë de l'enjeu : comment collaborer avec une légende sans simplement reproduire servilement son passé glorieux ? Comment servir la vision d'Iggy tout en apportant sa propre sensibilité ? Cette tension créative productive définira tout le projet.
Iggy Pop et Josh Homme, rencontre préparatoire 2015, discussion créative
Iggy, de son côté, cherche quelque chose de spécifique. Après deux albums crooner en français, Préliminaires (2009) et Après (2012), qui l'ont éloigné du rock brut de ses débuts, il ressent le besoin de revenir à une forme de puissance sonore tout en évitant le piège de l'auto-parodie. À 68 ans en 2015, Iggy ne peut plus crédiblement hurler comme un punk de vingt ans, mais il refuse également la retraite confortable dans la nostalgie. Il admire chez Homme et QOTSA ce qu'il appelle le "rock désertique fougueux" combiné à des harmonies vocales sophistiquées, exactement la synthèse qu'il recherche : énergie brute mais architecturée, puissance mais contrôle.
Les mois précédant l'enregistrement voient une correspondance assidue entre les deux hommes par textos et téléphone. Iggy envoie même des documents physiques via FedEx : poésie, sex essays, textes étudiants, fragments de pensées et d'obsessions qui pourraient devenir des paroles. Homme, en parallèle, cherche des mélodies et des instrumentaux qui pourraient accueillir ces textes. Ce processus préparatoire à distance, inhabituel pour Homme qui privilégie habituellement les sessions collectives intensives, permet néanmoins une maturation conceptuelle avant même la première note enregistrée. Iggy résume sa motivation : "Je voulais être libre. Pour être libre, j'avais besoin d'oublier. Pour oublier, j'avais besoin de musique."
Cette liberté recherchée n'est pas celle de l'anarchie irresponsable mais celle de l'artiste mature qui refuse les contraintes accumulées par des décennies de carrière : attentes des fans, pressions des labels, poids de sa propre légende. La musique devient ici un outil d'oubli thérapeutique, permettant de suspendre temporairement le poids du passé pour créer dans un présent pur.
9.2 Contexte Tragique : La Mort de David Bowie
Le 10 janvier 2016, alors que les sessions d'enregistrement de Post Pop Depression sont déjà entamées, David Bowie meurt d'un cancer du foie à New York. Cette disparition frappe Iggy avec une violence particulière. Bowie n'est pas simplement un ami ou un collaborateur occasionnel dans la vie d'Iggy, il est le producteur visionnaire qui a sauvé sa carrière dans les années 1970 en produisant The Idiot et Lust for Life, deux albums berlinois qui ont transformé Iggy d'épave punk autodestrictrice en artisan sophistiqué du rock atmosphérique. Bowie a été pour Iggy ce que George Martin fut pour les Beatles : l'architecte sonore qui a trouvé le cadre parfait pour canaliser un génie brut.
Homme appelle immédiatement Iggy le jour de la mort de Bowie pour offrir soutien et condoléances. La conversation aboutit à une décision remarquable : plutôt que d'annuler ou de suspendre les sessions, ils décident ensemble de s'y plonger complètement. Le 12 janvier 2016, deux jours seulement après la mort de Bowie, Iggy et Homme investissent le Rancho de la Luna. La femme d'Iggy lui achète des "long-johns français", sous-vêtements thermiques, pour affronter le froid nocturne du désert californien en janvier. Ce détail domestique, presque comique, contraste avec la gravité émotionnelle du moment.
Le travail devient alors un mécanisme de deuil et de transformation du chagrin en création. L'influence de Bowie, déjà présente conceptuellement dans le projet, devient omniprésente dans le son final. Les chœurs sophistiqués, les sonorités asiatiques subtiles, les références au krautrock germanique, tous ces éléments évoquent directement la période berlinoise de Bowie et Iggy à la fin des années 1970. Deux morceaux en particulier, "Sunday" et "German Days", fonctionnent comme des hommages explicites à cette époque et, implicitement, à Bowie lui-même. "Sunday" capture la mélancolie d'un dimanche berlinois gris. "German Days" évoque directement la période où Iggy et Bowie partageaient un appartement à Berlin, tentant tous deux de se désintoxiquer des drogues dans l'austérité créative de la ville divisée.
Cette dimension d'hommage transforme Post Pop Depression en quelque chose de plus qu'un simple album de rock. Il devient un monument funéraire pour Bowie, une méditation sur la mortalité artistique, un dialogue entre trois générations de rock (Bowie/Iggy, puis Iggy/Homme). Le titre même de l'album prend une résonance nouvelle après la mort de Bowie : "post pop" ne désigne plus simplement l'ère qui suit la pop commerciale, mais aussi l'après-Bowie, l'après-idole, le moment où il faut continuer à créer même quand les figures tutélaires ont disparu.
9.3 Enregistrement : Le Désert Comme Thérapie
Les sessions d'enregistrement se déroulent entre le Rancho de la Luna à Joshua Tree et les Pink Duck Studios à Burbank, sur une période totale de trois semaines, durée remarquablement courte pour un album de cette qualité. Cette rapidité n'est pas le fruit de la précipitation mais de la préparation minutieuse et de l'intensité émotionnelle du moment. Quand les musiciens arrivent au Rancho, le matériel a déjà été largement conceptualisé. Il ne reste plus qu'à capturer l'énergie collective et à cristalliser les idées en sons concrets.
Le financement du projet révèle son caractère non-commercial. L'album est entièrement financé par Iggy Pop et Josh Homme sur leurs fonds personnels, sans intervention d'une major. Iggy explique cette décision par sa lassitude des maisons de disques et de leurs exigences contradictoires : singles radio-compatibles, marketing ciblé, compromis esthétiques. À un stade de sa carrière où il n'a plus rien à prouver commercialement, Iggy choisit la liberté totale même si elle implique un investissement financier personnel substantiel. Homme, habitué à cette approche via ses propres projets indépendants et son label Rekords Rekords, soutient naturellement cette décision.
Le line-up studio réunit un casting impressionnant mais cohérent. Iggy Pop au chant, évidemment. Josh Homme à la guitare, basse, piano et production, rôle multiple qui lui permet de contrôler tous les aspects sonores. Dean Fertita, membre de QOTSA et du Dead Weather de Jack White, apporte sa polyvalence instrumentale. Matt Helders, batteur d'Arctic Monkeys, fournit la puissance rythmique. Ce choix de Helders n'est pas innocent : Homme a produit l'album Humbug d'Arctic Monkeys en 2009, développant une connexion créative forte avec le groupe. Helders apporte un jeu de batterie moins lourd que celui de Jon Theodore dans QOTSA, plus aérien et jazzy, parfaitement adapté à la sensibilité plus subtile requise par les compositions d'Iggy.
Session Post Pop Depression au Rancho de la Luna, janvier 2016
Pour la tournée qui suivra, le line-up s'élargit avec Troy Van Leeuwen (guitare, membre de QOTSA) et Matt Sweeney (guitare, collaborateur régulier de Homme). Cette formation à six musiciens permet une richesse sonore live qui reproduit fidèlement les textures de l'album sans recourir aux pistes pré-enregistrées ou aux samples, choix éthique important pour des musiciens attachés à l'authenticité de la performance live.
Le processus d'enregistrement lui-même privilégie les prises en direct. Homme, fort de son expérience des Desert Sessions et de tous ses projets collaboratifs, sait que capturer l'énergie collective nécessite de faire jouer les musiciens ensemble plutôt que de construire piste par piste. Iggy, habitué à cette méthode depuis ses jours avec The Stooges, retrouve naturellement cette approche. Les morceaux se construisent organiquement : une base rythmique posée par Helders et Homme à la basse, les guitares de Fertita et Homme qui dialoguent, puis la voix d'Iggy qui trouve son chemin à travers les instrumentaux. Cette méthode crée une cohésion que l'overdubbing méticuleux ne pourrait jamais reproduire.
Homme décrit son rôle de producteur comme celui de créer "le cadre approprié autour de l'œuvre d'art". Il se réfère aux frères Van Eyck, peintres flamands de la Renaissance qui ne se contentaient pas de peindre mais construisaient également les cadres de leurs tableaux, comprenant que le cadre fait partie intégrante de l'expérience visuelle. De même, Homme conçoit la production de Post Pop Depression non pas comme une simple capture sonore mais comme une architecture qui met en valeur la voix et les paroles d'Iggy, l'œuvre d'art centrale, sans jamais les étouffer sous des arrangements excessifs.
9.4 L'Album : "Sharp Angles and Hard Muscles"
Post Pop Depression sort le 18 mars 2016 sur Rekords Rekords (label de Homme), Loma Vista Recordings et Caroline Records. L'album comprend neuf morceaux qui naviguent entre heavy rock, blues, psychédélique et atmosphères krautrock sans jamais se laisser enfermer dans un seul genre. La formule de Homme pour décrire le son, "angles aigus et muscles durs", capture parfaitement cette esthétique : rien de mou, rien de confortable, mais une tension permanente entre structures rigides et énergie brute.
"Break Into Your Heart" ouvre l'album avec une urgence immédiate. Riff de guitare acéré, batterie martiale, voix d'Iggy qui entre directement sans introduction. Le morceau établit immédiatement que ceci ne sera pas un album nostalgique tentant de recréer la gloire passée des Stooges. C'est un travail contemporain qui accepte l'âge d'Iggy, sa voix désormais éraillée, sa puissance vocale diminuée, et le transforme en atout plutôt qu'en handicap. La "voix monumentalement érodée" selon les mots du critique de NPR devient une texture unique que personne d'autre ne possède.
"Gardenia", premier single, illustre le crooning dont Homme avait l'intuition. Iggy ne hurle plus comme en 1970 ; il chante avec une sensualité mature, presque séductrice, qui rappelle autant les chanteurs de torch songs que le punk rock. Les harmonies vocales sophistiquées en arrière-plan, contribution de Homme et Fertita, créent un lit somptueux qui contraste avec la rugosité de la voix d'Iggy au premier plan. Cette juxtaposition de textures lisses et rugueuses définit l'esthétique de l'album.
"American Valhalla" explore les thèmes du vieillissement et de l'héritage artistique. Les paroles articulent la situation d'un artiste en fin de carrière dont la seule possession réelle est sa réputation, son nom, son statut iconique. Mais loin d'être plaintif, le morceau célèbre cette nudité existentielle. Le Valhalla américain n'est pas un paradis confortable mais un champ de bataille permanent où seuls les plus forts survivent. Iggy s'y inscrit fièrement.
"In the Lobby" fonctionne comme un interlude atmosphérique, presque ambient. Les claviers créent des nappes sonores évoquant les halls d'hôtel anonymes, les espaces transitoires où les rockeurs vieillissants passent plus de temps que chez eux. Le sentiment de déracinement, de vie vécue en transit perpétuel, imprègne le morceau.
"Sunday" et "German Days", déjà mentionnés, constituent le cœur émotionnel de l'album. Ces hommages à la période berlinoise évoquent Bowie sans jamais le nommer explicitement. La mélancolie n'est jamais larmoyante mais contemplative, acceptant la disparition des idoles comme une réalité naturelle plutôt que comme une injustice cosmique.
"Vulture" retourne à une énergie plus directement rock, avec un riff hypnotique qui rappelle QOTSA tout en restant distinctement au service d'Iggy. Les guitares créent un groove obsessionnel sur lequel Iggy déploie des paroles sur les prédateurs, littéraux et métaphoriques, qui entourent le succès dans l'industrie musicale.
"Paraguay" clôt l'album sur une note atmosphérique et mystérieuse. Les percussions tribales, les guitares réverbérées, la voix d'Iggy presque murmurée créent une ambiance onirique qui contraste radicalement avec l'ouverture brutale de "Break Into Your Heart". Cette structure circulaire, du rock direct à l'atmosphère éthérée, reflète le parcours d'Iggy lui-même : de l'énergie punk juvénile à la sophistication contemplative de la maturité.
Iggy Pop, "Gardenia" (clip officiel, Post Pop Depression)
9.5 Royal Albert Hall et Tournée Limitée : L'Intimité Comme Stratégie
Contrairement aux tournées mondiales massives habituelles pour un album impliquant des noms aussi prestigieux, Post Pop Depression adopte délibérément une stratégie d'intimité. Homme annonce dès le départ : "Il n'y aura pratiquement pas de concerts, et ils ne seront pas dans de grandes salles, et vous ne pourrez pas avoir de billet." Cette déclaration, loin d'être une fausse modestie calculée, reflète une philosophie authentique : transformer les concerts en événements rares plutôt qu'en produits de consommation de masse.
Le sommet de cette tournée limitée survient au Royal Albert Hall de Londres en mars 2016, quelques jours seulement après la sortie de l'album. Le choix du lieu n'est pas innocent. Le Royal Albert Hall, salle prestigieuse de 5 000 places, possède une acoustique exceptionnelle et une histoire chargée, c'est là que se sont produits tous les grands noms de la musique occidentale depuis sa construction en 1871. Jouer au Royal Albert Hall signale immédiatement que Post Pop Depression n'est pas un projet mineur ou un "side project" mais une œuvre sérieuse méritant le cadre le plus prestigieux.
Iggy Pop sur scène au Royal Albert Hall, mars 2016, Josh Homme en "silent sentinel"
Le concert lui-même devient légendaire. Iggy, habituellement torse nu et physiquement agressif sur scène depuis les années 1970, adopte ici une approche différente. Il reste torse nu, impossible d'imaginer Iggy Pop autrement, mais son mouvement scénique privilégie l'intensité contrôlée sur la frénésie chaotique. À 69 ans, il ne peut plus plonger dans le public ou se rouler sur des tessons de verre, mais il découvre que la présence magnétique peut transcender l'athlétisme physique. Sa voix, même érodée, commande toujours l'attention absolue.
Homme, lui, adopte sa posture habituelle de "silent sentinel" (sentinelle silencieuse) en arrière-plan. Contrairement aux concerts de QOTSA où il occupe le devant de la scène comme leader charismatique, ici il se retire physiquement et vocalement. Sa guitare parle pour lui, créant les paysages sonores dans lesquels Iggy peut déployer sa performance. Cette capacité de Homme à occuper différentes positions selon les projets, leader dominant, collaborateur égalitaire, accompagnateur discret, témoigne d'une flexibilité d'ego rare chez les musiciens de son calibre.
Les autres concerts de la tournée suivent le même modèle : salles moyennes ou petites, atmosphère intimiste, pas de spectacle pyrotechnique ou de mise en scène élaborée. Juste six musiciens exceptionnels jouant ensemble sur scène, reproduisant fidèlement les textures de l'album tout en laissant place à l'improvisation et à la spontanéité. Cette approche contraste radicalement avec les tournées stades habituelles des rockeurs légendaires en fin de carrière, qui compensent souvent la diminution de leurs capacités vocales par des productions visuelles spectaculaires.
9.6 Réception Critique et Impact Personnel : "This Saved Me"
La réception critique de Post Pop Depression est largement positive, les chroniqueurs saluant unanimement ce qu'ils perçoivent comme l'un des meilleurs albums d'Iggy Pop depuis des décennies. NPR, voix influente de la critique musicale américaine, décrit le résultat comme une "décadent ecstasy" portée par la voix monumentalement érodée d'Iggy. Cette érosion vocale, plutôt que d'être perçue comme une limitation, devient la signature sonore de l'album, preuve qu'un artiste peut vieillir avec dignité sans abandonner l'intensité.
Plusieurs critiques notent que l'album fonctionne comme essentiel autant pour les fans de QOTSA/Josh Homme que pour les fans d'Iggy. Cette double audience reflète la réussite de la collaboration : ni Homme ni Iggy ne dominent au point d'effacer l'autre, créant un équilibre où les deux sensibilités se renforcent mutuellement. Les fans de QOTSA reconnaissent immédiatement les signatures sonores de Homme, les riffs hypnotiques, les textures désertiques, les harmonies sophistiquées, mais appliquées au service d'une esthétique différente de celle de QOTSA.
Pour Iggy lui-même, l'album représente possiblement son dernier grand travail rock. Dans plusieurs interviews, il suggère se sentir "comme si je fermais boutique après ça". Cette formulation n'exprime pas de l'amertume mais une forme de contentement : avoir accompli un dernier grand album, à près de 70 ans, collaborant avec un artiste qu'il respecte profondément, constitue une conclusion digne. Le "triangle sacré" de sa jeunesse, lui-même, Lou Reed et David Bowie, s'est réduit à un seul survivant (Lou Reed est mort en 2013, Bowie en 2016), et Post Pop Depression fonctionne comme un monument à cette ère révolue tout en prouvant que la création peut continuer même après la disparition des compagnons de route.
Pour Josh Homme, l'impact de ce projet transcende largement le musical. Cette affirmation fait directement référence au trauma des attentats du Bataclan le 13 novembre 2015. Bien que Homme n'était pas présent au Bataclan ce soir-là (c'était un concert d'Eagles of Death Metal sans lui), trois membres de l'équipe ont été tués et ses amis Jesse Hughes et les autres musiciens ont vécu l'horreur directement. Pour Homme, gérer à distance le trauma de ses amis proches tout en portant sa propre culpabilité du survivant crée une charge psychologique immense.
Le travail sur Post Pop Depression offre un exutoire thérapeutique. Plutôt que de rester paralysé par le trauma, Homme peut se concentrer sur la création, transformer l'énergie négative en production artistique positive. Collaborer avec Iggy Pop, figure qu'il admire depuis l'enfance, artiste qui a lui-même survécu à des décennies d'autodestruction, de drogues, de chaos, fournit également un modèle de résilience. Iggy prouve qu'on peut traverser l'enfer et en ressortir non seulement vivant mais capable de créer de l'art significatif. Cette leçon implicite, jamais explicitement verbalisée mais transmise par l'exemple, aide Homme à naviguer sa propre période sombre.
La déclaration "ça m'a sauvé" prend alors tout son poids. Il ne s'agit pas d'hyperbole promotionnelle mais de reconnaissance sincère que le travail créatif peut fonctionner comme thérapie, que l'art peut littéralement sauver des vies, non pas la vie biologique mais la vie psychique, la capacité à continuer à fonctionner après un trauma majeur. Cette dimension de Post Pop Depression, projet qui sauve son producteur autant qu'il offre à son chanteur un dernier grand album, ajoute une profondeur humaine qui transcende largement la simple appréciation esthétique.
Iggy Pop, "American Valhalla" (Post Pop Depression)
Chapitre 10 : Synthèse, Le Système Intégré
10.1 Cross-Pollination Permanente : L'Écosystème Créatif
L'analyse détaillée des quatre projets parallèles révèle une réalité plus complexe que la simple distinction entre "projet principal" (QOTSA) et "side projects" (tout le reste). Ce qui émerge est plutôt un écosystème créatif où chaque élément nourrit les autres dans un système d'influences mutuelles continues. Les frontières entre projets deviennent poreuses, les musiciens circulent librement, les idées migrent d'un contexte à l'autre, les innovations techniques testées dans un projet sont raffinées et réutilisées ailleurs. Cette fluidité organisée n'est pas accidentelle mais constitue le principe architectural central de l'approche créative de Josh Homme.
La cross-pollination opère d'abord au niveau strictement compositionnel. De nombreuses chansons qui apparaissent initialement sur les Desert Sessions sont retravaillées pour devenir des morceaux de QOTSA. Ce processus n'est pas une simple récupération opportuniste de matériel inutilisé mais une méthode délibérée d'incubation : tester des idées radicales dans le contexte sans contrainte des Desert Sessions permet d'évaluer leur potentiel sans risque commercial. Si une structure harmonique inhabituelle ou un pattern rythmique asymétrique fonctionne dans le chaos organisé d'une session désertique, elle peut potentiellement être domestiquée, raffinée, architecturée, intégrée dans l'esthétique plus contrôlée de QOTSA. Si elle ne fonctionne pas, elle reste documentée comme expérimentation intéressante mais non poursuivie.
Cette méthode d'essai-erreur itérative contraste radicalement avec l'approche conventionnelle où un groupe enregistre directement pour son album principal, risquant ainsi de gaspiller du temps studio coûteux sur des idées qui ne fonctionnent pas. Homme, en maintenant les Desert Sessions comme espace d'expérimentation permanent, s'offre un luxe créatif rare : la possibilité d'échouer sans conséquence, de tester cent idées pour n'en garder que dix, de prendre des risques qui seraient impensables dans le contexte commercial d'un album QOTSA.
La cross-pollination fonctionne également au niveau humain. Les Desert Sessions servent de terrain de recrutement pour QOTSA et tous les autres projets. Troy Van Leeuwen, membre permanent de QOTSA depuis 2002, a participé aux Desert Sessions avant de rejoindre officiellement le groupe. Joey Castillo, batteur de QOTSA de 2002 à 2012, est un habitué des sessions désertiques. Dean Fertita, qui rejoint QOTSA en 2007, a également fait ses preuves lors des Desert Sessions et joue sur Post Pop Depression. Matt Helders d'Arctic Monkeys, après avoir collaboré sur l'album Humbug produit par Homme, se retrouve batteur sur Post Pop Depression. Alain Johannes, ingénieur et musicien sur pratiquement tous les projets de Homme, circule librement entre Desert Sessions, QOTSA, Them Crooked Vultures et Post Pop Depression.
Ce réseau humain complexe crée une communauté créative stable où la confiance mutuelle remplace les auditions formelles et les contrats rigides. Quand Homme a besoin d'un musicien pour un projet, il puise dans ce réservoir de collaborateurs éprouvés plutôt que de chercher des talents inconnus. Cette approche garantit non seulement la compétence technique mais aussi, plus important encore, la compatibilité humaine et créative. Tous les musiciens qui gravitent dans l'orbite de Homme partagent certaines valeurs : ouverture à l'expérimentation, absence d'ego dominant, capacité à fonctionner aussi bien comme leader que comme accompagnateur selon les besoins du projet.
Au niveau philosophique, enfin, les projets parallèles maintiennent vivante une certaine idée de la pureté créative qui pourrait s'émousser dans le contexte plus commercial de QOTSA. Même si QOTSA refuse délibérément les compromis les plus évidents de l'industrie musicale, le simple fait d'être un groupe avec une audience large, des albums qui se vendent, des tournées mondiales, crée inévitablement des attentes et des pressions. Les fans attendent un certain son, les critiques évaluent chaque nouvel album par rapport aux précédents, les promoteurs de tournée calculent la rentabilité des dates. Ces contraintes, même quand Homme les ignore, existent dans l'environnement.
Les projets parallèles échappent à ces contraintes. Eagles of Death Metal n'a jamais prétendu être autre chose qu'un projet garage hédoniste sans grande ambition. Them Crooked Vultures, malgré la stature de ses membres, reste un événement ponctuel plutôt qu'une entreprise commerciale durable. Post Pop Depression est explicitement conçu comme un projet limité sans plans de tournée massive. Les Desert Sessions, par définition, refusent toute logique commerciale. Cette liberté absolue, même exercée seulement quelques jours tous les deux ou trois ans, fonctionne comme un antidote contre la sclérose créative. Elle rappelle à Homme et à ses collaborateurs réguliers qu'il est possible de créer de la musique pour elle-même, sans penser au marché, aux charts, aux critiques, au public.
10.2 Rekords Rekords : Infrastructure Matérielle et Indépendance
En 2007, Josh Homme fonde Rekords Rekords, son label personnel. Ce choix n'est pas simplement une diversification d'affaires ou une stratégie d'optimisation fiscale mais une décision philosophique cohérente avec toute son approche de la musique : maintenir le contrôle créatif absolu. Les major labels, même les plus respectueux des artistes, imposent inévitablement certaines contraintes : calendriers de sortie optimisés pour maximiser les ventes, pressions pour produire des singles radio-compatibles, stratégies marketing standardisées, compromis budgétaires. Un label personnel élimine toutes ces médiations, permettant à l'artiste de prendre toutes les décisions, stratégiques, esthétiques, financières, sans devoir convaincre des cadres qui ne comprennent pas nécessairement sa vision.
Rekords Rekords publie initialement Eagles of Death Metal, puis les volumes récents des Desert Sessions, et enfin Post Pop Depression. Le choix de ces projets n'est pas aléatoire : ce sont précisément les plus difficiles à justifier commercialement pour une major. EODM, avec son approche garage délibérément non-sophistiquée, ne correspond à aucune case marketing évidente. Les Desert Sessions, par leur nature même, refusent toute logique de rentabilité. Post Pop Depression, collaboration entre un rockeur vieillissant et un producteur de stoner rock, ne coche aucune case des tendances contemporaines. Aucun de ces projets ne pourrait exister sous sa forme actuelle s'il devait passer par les filtres d'une major.
La philosophie de Rekords Rekords se résume à trois principes : contrôle créatif total, pas de pression commerciale, support des projets non-conventionnels. Ces principes transforment le label en infrastructure de liberté plutôt qu'en simple distributeur. Homme peut décider de sortir un album quand il le juge prêt plutôt que quand le calendrier marketing l'exige. Il peut refuser de produire des singles formatés pour la radio si l'intégrité artistique du projet l'exige. Il peut investir du temps et de l'argent dans des projets qui ne seront jamais rentables financièrement mais qui sont essentiels créativement.
Cette indépendance a un coût financier évident. Les albums publiés sur Rekords Rekords se vendent moins que s'ils bénéficiaient de la machine promotionnelle d'une major. Les tournées doivent être autofinancées plutôt que soutenues par des avances de label. Le risque financier repose entièrement sur Homme plutôt que d'être mutualisé avec une corporation. Mais ce coût est le prix de la liberté, et Homme le paie volontairement. Sa situation financière confortable, grâce aux ventes de QOTSA et aux royalties accumulées sur des décennies, lui permet de se permettre cette indépendance que la plupart des musiciens ne peuvent envisager.
10.3 Le Rancho de la Luna : Infrastructure Spatiale et Épistémologie
Le Rancho de la Luna apparaît dans pratiquement tous les projets majeurs de Homme depuis 1997 : toutes les Desert Sessions, une partie de l'enregistrement de Them Crooked Vultures, Post Pop Depression, plusieurs albums QOTSA, l'album Humbug d'Arctic Monkeys. Cette récurrence révèle que le lieu fonctionne comme infrastructure épistémologique, un espace qui produit des conditions de connaissance et de création spécifiques impossibles à reproduire ailleurs.
Rancho de la Luna, Joshua Tree, le temple du désert
Au-delà de l'isolation géographique et de l'équipement analogique vintage privilégié par Dave Catching, le Rancho fonctionne comme lieu de transmission orale de savoirs techniques. Catching a développé au fil des décennies une expertise spécifique dans la capture du "son désertique", cette combinaison de lourdeur et d'espace, de saturation et de clarté, de puissance et de subtilité. Cette expertise ne peut pas être entièrement codifiée dans des manuels techniques. Elle se transmet par observation, imitation, expérimentation sous supervision. Les jeunes ingénieurs et musiciens qui passent du temps au Rancho absorbent cette connaissance tacite, perpétuant une tradition sonore spécifique.
L'importance du Rancho dans l'écosystème créatif de Homme ne peut être surestimée. Sans ce lieu, les Desert Sessions n'auraient jamais existé sous leur forme actuelle. Sans les Desert Sessions, tout le réseau de collaborateurs réguliers ne se serait pas formé. Sans ce réseau, Them Crooked Vultures, Post Pop Depression et les collaborations avec Arctic Monkeys auraient été différents sinon impossibles. Le Rancho n'est pas simplement un studio parmi d'autres mais la fondation matérielle sur laquelle repose toute l'architecture créative de Homme.
10.4 Philosophie de la Collaboration : L'Architecte de Rencontres
L'analyse des quatre projets parallèles révèle que Josh Homme n'est pas un dictateur créatif imposant sa vision à des collaborateurs dociles, mais plutôt un architecte de rencontres, quelqu'un qui crée les conditions permettant à des talents divers de se rencontrer et de créer ensemble quelque chose qui n'aurait pu exister sans cette mise en relation. Cette posture particulière, rare dans l'industrie musicale dominée par des egos surdimensionnés, explique en grande partie le succès durable et la diversité des projets de Homme.
Chaque projet répond à un besoin créatif différent. Les Desert Sessions satisfont le besoin d'expérimentation pure sans contrainte. Eagles of Death Metal offre un exutoire hédoniste où le sérieux architectural de QOTSA peut être temporairement suspendu. Them Crooked Vultures permet de collaborer avec des légendes vivantes sur un pied d'égalité. Post Pop Depression répond au besoin de transmission, passer le témoin entre générations, honorer ses idoles tout en démontrant que la création continue après leur disparition. QOTSA, au centre de ce système, bénéficie de toutes ces explorations sans rien sacrifier de sa propre identité.
Josh Homme, leader QOTSA, batteur EODM, guitariste TCV, producteur PPD
Cette capacité de Homme à occuper différentes positions selon les projets, leader dominant (QOTSA), collaborateur égalitaire (Them Crooked Vultures), accompagnateur discret (Post Pop Depression), facilitateur invisible (Desert Sessions), témoigne d'une flexibilité d'ego exceptionnelle. La plupart des musiciens de sa stature développent un mode opératoire unique et s'y tiennent rigidement. Homme démontre au contraire qu'on peut être protéiforme sans perdre sa cohérence, qu'on peut adapter sa posture aux besoins spécifiques de chaque projet sans trahir ses principes fondamentaux.
Cette philosophie de la collaboration produit également une œuvre plus riche que ce qu'un artiste solitaire pourrait accomplir. Chaque collaborateur apporte non seulement ses compétences techniques mais aussi sa propre histoire, ses influences, ses obsessions. John Paul Jones amène l'héritage de Led Zeppelin et sa formation classique. Iggy Pop apporte cinquante ans de rock iconoclaste. Dave Grohl contribue l'énergie punk et l'éthique DIY. Trent Reznor injecte la sensibilité industrielle et électronique. Arctic Monkeys introduisent la tradition indie britannique. Chacune de ces rencontres élargit le vocabulaire créatif de Homme, lui offre de nouveaux outils conceptuels, l'expose à des approches qu'il n'aurait jamais développées seul.
L'œuvre totale de Josh Homme, QOTSA plus tous les projets parallèles, constitue ainsi une architecture plus vaste et plus complexe que celle de pratiquement n'importe quel autre artiste rock contemporain. Cette architecture n'a pas été planifiée à l'avance selon un schéma directeur rigide mais s'est construite organiquement, projet après projet, collaboration après collaboration, chaque nouvelle expérience nourrissant les suivantes. Le résultat ressemble moins à un building unique bien ordonné qu'à une ville complexe où différents quartiers possèdent leurs propres caractères tout en partageant une infrastructure commune.
Cette métaphore urbaine est appropriée. Une ville ne peut être comprise en examinant un seul bâtiment, aussi impressionnant soit-il. Elle nécessite une compréhension de l'ensemble du système : les routes qui connectent les quartiers, les réseaux d'énergie qui alimentent les structures, les flux humains qui circulent entre les espaces. De même, comprendre l'œuvre de Josh Homme exige d'examiner non seulement QOTSA mais l'ensemble du système créatif dont QOTSA est le centre mais certainement pas la totalité. Les projets parallèles ne sont pas des digressions mineures mais des organes vitaux d'un organisme vivant dont la santé dépend du bon fonctionnement de toutes ses parties.
Conclusion de la Partie III : L'Écosystème Comme Modèle
Les quatre laboratoires parallèles explorés dans cette partie, Desert Sessions, Eagles of Death Metal, Them Crooked Vultures et Post Pop Depression, ne constituent pas de simples appendices de la carrière de Josh Homme mais des éléments essentiels d'un écosystème créatif intégré. Chacun répond à des besoins spécifiques, explore des territoires que QOTSA ne peut ou ne veut pas investir, offre des espaces de liberté où les contraintes habituelles de l'industrie musicale sont temporairement suspendues.
L'importance de ces projets pour comprendre QOTSA lui-même ne peut être surestimée. Sans les Desert Sessions comme terrain d'expérimentation permanent, QOTSA n'aurait jamais développé sa sophistication sonore actuelle. Sans Eagles of Death Metal comme exutoire hédoniste, l'intensité architecturale de QOTSA pourrait devenir oppressante. Sans Them Crooked Vultures comme validation par les pairs légendaires, la légitimité historique de QOTSA resterait incertaine. Sans Post Pop Depression comme passation générationnelle, la place de QOTSA dans la continuité du rock resterait ambiguë.
Mais au-delà de leur fonction instrumentale pour QOTSA, ces projets possèdent leurs propres mérites intrinsèques. Les Desert Sessions constituent l'un des corpus les plus fascinants de musique expérimentale rock des trente dernières années. Eagles of Death Metal, malgré la tragédie du Bataclan, incarne une célébration hédoniste du rock qui refuse de se prendre au sérieux. Them Crooked Vultures produit l'un des rares albums de supergroupe qui égale la somme de ses parties. Post Pop Depression offre à Iggy Pop un dernier grand album rock et à Homme une thérapie post-traumatique par la création.
Le modèle que représente cette approche multi-projets dépasse largement le cas spécifique de Josh Homme. Il démontre qu'il est possible de maintenir une carrière musicale significative sans se laisser enfermer dans une seule identité, qu'on peut explorer des territoires créatifs divers sans perdre sa cohérence, qu'on peut collaborer avec des dizaines d'artistes différents sans diluer sa vision personnelle. Ce modèle n'est pas facilement reproductible, il exige des ressources financières permettant l'indépendance, une réputation établie ouvrant les portes des collaborations prestigieuses, une discipline de travail permettant de mener simultanément plusieurs projets. Mais il prouve que cette voie existe et peut produire une œuvre d'une richesse exceptionnelle.
Les parties suivantes de cette étude examineront comment cette richesse accumulée à travers les projets parallèles se manifeste dans la période de maturation de QOTSA. L'Article 4 couvrira les albums de la maturité, d'Era Vulgaris (2007) à In Times New Roman... (2023), en passant par la quasi-mort de Homme en 2010 et le chef-d'œuvre ...Like Clockwork (2013). L'Article 5 culminera avec l'analyse détaillée du concert au Baloise Session d'octobre 2024, sommet de cette architecture sonore patiemment construite sur trois décennies. Mais cette exploration des laboratoires parallèles était nécessaire pour comprendre que QOTSA n'a jamais été un groupe conventionnel suivant une trajectoire linéaire simple. C'est le cœur d'un système complexe dont tous les éléments, Desert Sessions, EODM, TCV, PPD, Rekords Rekords, Rancho de la Luna, réseau de collaborateurs, fonctionnent ensemble pour créer les conditions de la perfection architecturale qui caractérise leur meilleur travail.
✦ FIN DE LA PARTIE III ✦
SÉRIE QOTSA : ARCHITECTURE DE LA PERFECTION
Sources et Références
Discographie analysée
Desert Sessions, Volumes 1-12 (1997-2019). Man's Ruin Records, Southern Lord Records, Ipecac Recordings, Matador Records.
Eagles of Death Metal, Peace, Love, Death Metal (2004), Death by Sexy (2006), Heart On (2008), Zipper Down (2015), I Love You All the Time: Live at the Olympia in Paris (2017). Ant Acid Audio, Downtown Records.
Them Crooked Vultures, Them Crooked Vultures (2009). DGC/Interscope Records, Sony Music.
Iggy Pop, Post Pop Depression (2016). Rekords Rekords, Loma Vista Recordings, Caroline Records.
Sound City Players, Sound City: Real to Reel (2013). Roswell Records. Inclut "Mantra" (Grohl/Homme/Reznor).
Arctic Monkeys, Humbug (2009), Suck It and See (2011), AM (2013). Domino Recording Company. Production Josh Homme.
Documentaires et films
HANKS, Colin (réal.). Eagles of Death Metal: Nos Amis (Our Friends). HBO Documentary Films, 2017.
GROHL, Dave (réal.). Sound City. Roswell Films, Variance Films, 2013.
American Valhalla. Documentaire sur la création de Post Pop Depression. Eagle Rock Entertainment, 2017.
Interviews et sources primaires
Interview Josh Homme, Mojo Magazine, 2005, Déclaration sur le projet TCV avec John Paul Jones.
Interview John Paul Jones, Rolling Stone, 2009, "Best fucking band I've ever been in."
Interview Dave Grohl, NME, 2009, "Most exciting project of my life as a musician."
Interview Iggy Pop, NPR Music, 2016, Genèse de Post Pop Depression et relation avec Bowie.
Interview Josh Homme, Beats 1 Radio, 2016, "The fact that I had this to work on, it saved me."
Session vidéo "Mantra", Rolling Stone, mars 2013, Grohl/Homme/Reznor en studio.
Articles et critiques
MARTINS, Chris. "Sound City: Real to Reel Review", Spin Magazine, 2013.
NELSON, Michael. "Sound City Players: Mantra", Stereogum, 2013.
NPR Music. "Post Pop Depression Review, Decadent Ecstasy", 2016.
Pitchfork. "Them Crooked Vultures Review", novembre 2009.
The Guardian. "Eagles of Death Metal: The Return to Paris", février 2016.
Événements historiques
Attentats de Paris, 13 novembre 2015. Concert Eagles of Death Metal au Bataclan. 90 victimes dans la salle.
Concert de retour, Olympia Paris, février 2016. Survivants du Bataclan invités gratuitement.
Taylor Hawkins Tribute Concert, Wembley Stadium, 3 septembre 2022. Réunion Them Crooked Vultures.
Grammy Awards 2011. "Best Hard Rock Performance", Them Crooked Vultures, "New Fang".
Grammy Awards 2021. "Best Recording Package", Desert Sessions Volumes 11 & 12.
Lieux et studios
Rancho de la Luna, Joshua Tree, Californie. Studio fondé par Dave Catching et Fred Drake. Lieu d'enregistrement des Desert Sessions, Post Pop Depression, Humbug (Arctic Monkeys).
Pink Duck Studios, Burbank, Californie. Studio personnel de Josh Homme. Enregistrement de Them Crooked Vultures (2009).
Sound City Studios, Van Nuys, Californie. Console Neve 8028. Lieu du documentaire de Dave Grohl.
Date de publication : Novembre 2025
Auteur : Augustin Moritz Kuentz
Série : QOTSA - Architecture de la Perfection
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