Mourir spectateur
ou vivre acteur

Sur l'imposture démocratique et la reconquête du sens

Par Augustin Moritz Kuentz Strasbourg, Novembre 2025
"L'homme ne peut pas survivre au vide de sens. Donnez-lui du pain et de l'eau sans raison de vivre, et il mourra. Donnez-lui une raison de vivre sans pain ni eau, et il survivra." — Viktor Frankl, Man's Search for Meaning

I. L'aveu que personne n'ose faire

Il existe une question que nous évitons soigneusement, tapie au creux de nos existences comme une plaie qu'on refuse d'examiner. Non pas "qu'avez-vous accompli professionnellement" (cette question-là, nos sociétés nous la posent avec une insistance presque obscène). Non, la question est plus vertigineuse : à quel Haut Fait collectif aurez-vous contribué ? Quelle cathédrale aurez-vous aidé à bâtir ? Quel chapitre de l'Histoire humaine portera, même infinitésimalement, votre empreinte ?

La plupart d'entre nous ne peuvent pas répondre. Et c'est précisément ce silence qui creuse le vide au centre de nos existences. Nous naissons, nous étudions, nous travaillons, nous fondons peut-être une famille, nous payons nos impôts, nous regardons les actualités avec ce mélange caractéristique d'inquiétude et d'impuissance. Et un jour, nous mourrons. Entre la naissance et la mort s'étend cette longue plaine d'occupations quotidiennes, de micro-accomplissements individuels, de satisfactions fugaces — mais rien qui ressemble à une participation à quelque chose qui nous dépasse.

Les philosophes ont mille noms pour cette sensation. Hannah Arendt parlait de la vita activa réduite au labor et au work, sans jamais accéder à l'action véritable (celle qui s'inscrit dans l'espace public et perdure au-delà de nos vies). Durkheim identifiait l'anomie, ce sentiment de déconnexion du corps social qui mène inexorablement à l'angoisse existentielle. Ernest Becker, dans The Denial of Death, montrait que nous avons besoin de projets "immortels" pour donner sens à notre mortalité. Chacun décrit à sa façon la même réalité : nous sommes faits pour participer à quelque chose qui nous transcende, et quand cette participation manque, nous dépérissons.

II. La mémoire d'un sens perdu

Mes grands-parents ont reconstruit l'Europe après 1945. Ce n'est pas une métaphore. Mon grand-père maternel posait des briques à Strasbourg pendant que ma grand-mère cousait des uniformes pour l'armée française. Ils participaient à quelque chose qui les dépassait infiniment : rebâtir la civilisation après l'apocalypse. Leurs gestes quotidiens (poser une brique, coudre un uniforme, rationner le pain) s'inscrivaient dans une épopée collective. Chaque pierre posée était un refus de l'effondrement, chaque vêtement cousu affirmait la possibilité d'un futur.

Mes arrière-grands-parents ont combattu le fascisme. Certains dans la Résistance, d'autres dans les tranchées. Ils risquaient leur vie pour quelque chose de plus grand qu'eux : la liberté, la dignité humaine, l'avenir de leurs enfants. Avant eux, d'autres générations ont construit des cathédrales, fondé des nations, exploré des continents, découvert les lois de la nature, aboli l'esclavage, conquis le droit de vote, marché sur la Lune. Chaque génération avait son Haut Fait, son monument collectif contre l'oubli.

Et nous ? Nous avons optimisé nos carrières LinkedIn. Nous avons maximisé nos rendements boursiers. Nous avons perfectionné nos algorithmes de recommandation Netflix. Nous avons scrollé sur Instagram. Pendant ce temps, le climat s'effondre en direct, la démocratie agonise sous nos yeux, l'intelligence artificielle redéfinit ce que signifie être humain. Et nous regardons, spectateurs de notre propre obsolescence civilisationnelle. Ce n'est pas que nous soyons paresseux ou indifférents. C'est que nous n'avons plus d'espace institutionnel pour l'action collective significative. La politique nous a été confisquée. Nous voilà réduits à consommer, travailler, et contempler impuissants la dégradation du monde que nous léguerons à nos enfants.

III. L'anatomie du vide contemporain

Ce n'est pas une question de confort matériel. Nos grands-parents vivaient avec moins que nous (beaucoup moins). Pas de smartphone, pas de Netflix, pas de voyages low-cost à Barcelone. Mais ils possédaient quelque chose que nous avons perdu : un sens. Leurs privations matérielles s'inscrivaient dans une narration collective qui les transcendait. Nos abondances matérielles flottent dans un vide narratif abyssal.

Viktor Frankl l'avait compris dans les camps de concentration : l'être humain peut supporter presque n'importe quelle souffrance s'il y trouve du sens, mais il ne peut pas survivre au confort dénué de signification. Nos sociétés occidentales nous offrent un confort matériel sans précédent historique, mais un vide de sens proportionnellement vertigineux. Cette dissonance est insoutenable.

Sarah, 46 ans, professeure de biologie à Grenoble, me l'a formulé ainsi un soir autour d'un verre, avec cette lucidité désespérée qu'on n'exprime que dans l'intimité : "J'ai un bon salaire, une belle maison, deux enfants qui réussissent. Mais quand je regarde ma vie de loin, comme si je la contemplais depuis mon lit de mort, je me demande : à quoi ai-je participé ? Qu'est-ce que j'ai construit qui me dépasse ? J'ai enseigné la théorie de l'évolution à trois mille élèves pendant vingt ans pendant que la sixième extinction de masse avançait. Je me sens complice passive de l'effondrement. Ma vie est... creuse."

Marc, ouvrier à Hayange que j'ai rencontré lors d'une enquête l'an dernier, formule la même angoisse dans un registre différent : "Mon grand-père a reconstruit l'usine après 1945. Mon père a fait grève en 68. Moi ? J'ai rien fait d'important. Je travaille, je paie mes factures, je regarde le JT. C'est tout. Ça sert à quoi, au final ?"

Cette angoisse n'est pas individuelle. Elle n'est pas le symptôme d'une dépression personnelle qu'il faudrait traiter par psychothérapie ou antidépresseurs. Elle est générationnelle, structurelle, politique. Les taux de dépression explosent. Les burn-outs se multiplient dans tous les secteurs. Le cynisme politique atteint des sommets historiques. L'abstention dépasse 50 %. Et nous nous demandons pourquoi ? Parce que nous ne participons plus à rien qui nous dépasse. Parce que nous avons été réduits à notre dimension économique (producteurs-consommateurs) et dépossédés de notre dimension politique (citoyens-législateurs).

IV. L'imposture démocratique actuelle

On nous répète que nous vivons en démocratie. Que nous avons le pouvoir. Que nos voix comptent. C'est un mensonge confortable que nous maintenons par habitude plus que par conviction. Tous les cinq ans, on nous demande de choisir entre deux ou trois personnes que nous ne connaissons pas, pour défendre des programmes que nous n'avons pas écrits, sur des enjeux qu'ils définiront sans nous consulter une fois élus.

Puis, pendant 1 825 jours, nous assistons impuissants à des décisions prises "en notre nom". Prenons un exemple qui se déroule en ce moment même, pendant que vous lisez ces lignes.

Mercredi 22 octobre 2025, commission des finances de l'Assemblée nationale. Soixante-treize députés examinent l'article 23 du projet de loi de finances 2026. L'enjeu technique semble modeste : faut-il taxer les produits de vapotage ? Mais derrière cette question budgétaire se cache un enjeu sanitaire colossal. Le tabac tue 75 000 personnes par an en France, 8 millions dans le monde. C'est la première cause de mortalité évitable. Un fumeur régulier sur deux meurt de son tabagisme. La cigarette électronique réduit les risques de 95 % selon Public Health England et constitue l'outil de sevrage le plus efficace disponible. Chaque fumeur qui bascule vers le vapotage est potentiellement une vie sauvée.

Dans cette commission siègent deux médecins spécialistes sur soixante-treize membres. Les autres ? Hauts fonctionnaires issus de grandes écoles (32 %), professions juridiques (28 %), chefs d'entreprise (21 %). Philippe Juvin, rapporteur général du budget, a reconnu ne pas être spécialiste du tabac et s'en remettre à sa compréhension de la littérature scientifique. Il vote quand même. Son vote compte autant que celui d'une pneumologue qui aurait consacré quinze ans à étudier précisément ces questions. Perrine Goulet défend l'idée que le vapotage serait une "porte d'entrée" vers le tabagisme chez les jeunes. Cette thèse de l'effet passerelle est contestée par de nombreuses études épidémiologiques convergentes, qui soulignent plutôt l'intérêt de la réduction des risques. Les données suggèrent même l'inverse : expérimenter la vape plutôt que la cigarette réduirait significativement les chances de devenir fumeur quotidien. Mais dans l'hémicycle, l'intuition pèse autant que les preuves.

La commission adopte finalement des amendements mettant la taxe "à zéro" (ce qui permet de l'augmenter à tout moment par simple vote), mais maintient l'interdiction de la vente en ligne (25 à 30 % du marché), les obligations d'agrément pour les boutiques, les contrôles renforcés. Ces mesures programment méthodiquement la destruction de la filière indépendante du vapotage, composée de 800 PME et commerces de proximité. Combien de fumeurs seront découragés de passer à l'outil de sevrage le plus efficace ? Combien mourront du tabac qui auraient pu être sauvés ? Nous ne le saurons jamais avec certitude. Mais nous aurons respecté le principe démocratique d'égalité des voix.1

Pendant ce temps, d'autres décisions se prennent selon la même logique. Construction d'un aéroport que nous n'avons jamais validée. Accord commercial international négocié en secret pendant des années. Intervention militaire décidée sans consultation populaire. Régulation de l'intelligence artificielle confiée à des parlementaires sans maîtrise technique suffisante. La liste est infinie, et elle compose le tableau d'une dépossession systématique.

Où est la démocratie là-dedans ? Nous ne sommes pas citoyens. Nous sommes spectateurs d'une pièce qu'on joue en notre nom sans nous demander notre avis sur le script. Et spectateur n'est pas une identité. C'est une absence d'identité. C'est un vide.

Charles Taylor a montré dans The Malaise of Modernity que l'authenticité (le sentiment d'être véritablement soi-même) requiert une reconnaissance sociale et une participation à des projets communs. Quand nous sommes réduits à regarder d'autres décider pour nous, nous perdons cette authenticité. Nous devenons des silhouettes sans substance, des consommateurs de politique plutôt que des acteurs politiques. L'abstention massive n'est pas de l'apathie. C'est une grève. Une grève contre un système qui nous traite en spectateurs et ose appeler cela "démocratie".

V. L'esquisse d'un Haut Fait démocratique

Imaginez autre chose. Non pas une utopie lointaine ou une société parfaite qui n'existera jamais, mais une transformation institutionnelle concrète, réalisable avec les technologies disponibles aujourd'hui.

Ce n'est pas une foi aveugle dans la technique : vTaiwan, l'Estonie et la Suisse montrent déjà qu'on peut délibérer, signer, consulter et voter à grande échelle. Nous orchestrons ces briques en une synthèse neutre, une pondération de bon sens, des garde-fous et un rythme compatible avec la vie réelle.

Imaginez donc que demain, vous puissiez réellement participer aux décisions qui façonnent votre existence et celle de vos enfants. Pas tous les cinq ans, mais chaque semaine, de manière substantielle et informée.

Voici un mardi ordinaire dans cette démocratie-là. Mardi 12 novembre 2025, 19h30. Vous rentrez du travail. Après le dîner, vous ouvrez votre application démocratique. Trois décisions vous attendent cette semaine, chacune dans une sphère différente de gouvernance.

Question nationale

Faut-il sortir du nucléaire d'ici 2040 ? Vous accédez à une synthèse qui a agrégé et structuré l'expertise disponible : arguments pour, arguments contre, conséquences économiques, impact climatique, avis des scientifiques du GIEC et de l'Académie des Sciences, expériences étrangères (Allemagne, Belgique, Japon). Pas un pamphlet partisan, mais une cartographie honnête des zones de consensus scientifique et des points de désaccord légitime. Vous lisez pendant dix minutes, vous consultez éventuellement les sources primaires si un point vous interpelle, puis vous votez selon votre jugement. Votre voix compte, avec une pondération simple : davantage là où vous êtes directement concerné ou compétent, jamais en dessous d'un socle égalitaire.

Question régionale

Faut-il construire une nouvelle ligne de tram à Strasbourg ? Vous habitez Strasbourg, donc votre voix compte trois fois plus qu'un Parisien sur cette décision qui affectera directement votre quotidien. Vous consultez les études d'impact, les simulations de trafic, le budget prévisionnel, les avis des associations de quartier et des commerçants concernés. Vous votez.

Question locale

Faut-il piétonniser la rue du 22 Novembre ? Vous y tenez une boutique, donc votre voix compte cinq fois plus qu'un habitant d'un autre quartier, parce que cette décision affectera directement votre activité économique. Vous échangez avec vos voisins commerçants sur le forum dédié, vous pesez les arguments, vous votez.

Mercredi matin, les résultats tombent. Sortie progressive du nucléaire approuvée à 54 %, décision adoptée. Construction du tram approuvée à 61 %, travaux lancés dans six mois. Piétonnisation rejetée à 48 %, nouvelle proposition dans un an si les partisans veulent la retravailler.

Ce n'était pas une corvée. C'était vingt minutes de votre vie, en moyenne 3 à 5 décisions hebdomadaires. Vingt minutes où vous avez réellement participé à l'Histoire en cours. Où vous avez été co-législateur avec soixante-sept millions d'autres Français. Où vous avez sculpté le futur de votre pays, de votre région, de votre rue. Répétez cette expérience deux cent cinquante fois par an pendant dix ans. Voilà un Haut Fait.

VI. La cathédrale que nous pourrions bâtir ensemble

Les bâtisseurs de cathédrales ne voyaient jamais l'achèvement de leur œuvre. Notre-Dame de Paris a pris 182 ans à construire. Trois, quatre, cinq générations ont posé des pierres en sachant qu'elles ne verraient jamais les tours achevées. Mais ils participaient. Chaque pierre posée était un coup de burin sur quelque chose d'éternel. Leur vie n'était pas creuse. Elle avait un sens qui dépassait leur propre existence.

Réinventer la démocratie, c'est notre cathédrale collective. Nous ne verrons pas son achèvement (si achèvement il y a jamais, car une démocratie vivante est toujours en devenir). Nous ne saurons pas si elle tiendra mille ans. Mais nous posons les pierres fondatrices. Et quand nous mourrons, nous pourrons dire avec la même sérénité que ces artisans médiévaux : "J'ai participé au Haut Fait de ma génération. J'ai aidé à sauver la démocratie face à son effondrement. J'ai été co-fondateur d'une architecture institutionnelle pour le XXIe siècle. J'ai voté deux mille cinq cents fois en dix ans sur des décisions qui ont façonné le monde de mes enfants. Ma vie n'était pas creuse. J'ai compté."

Cette perspective change tout. Elle transforme l'acte politique de corvée citoyenne en geste existentiel. Chaque vote devient une pierre dans la cathédrale. Chaque délibération, un fil dans la tapisserie collective. Chaque décision, une trace dans l'Histoire. Nous ne sommes plus spectateurs, mais sculpteurs du futur.

VII. Les résistances prévisibles

Il faut anticiper les objections, car elles viendront avec la force de l'habitude et l'arrogance du pouvoir établi. Examinons-les une par une.

"Mais les gens sont trop bêtes pour voter sur tout !"

C'est l'objection aristocratique classique. Elle a plus de 2 500 ans. Platon la formulait déjà contre la démocratie athénienne. Elle était fausse à Athènes, elle est fausse aujourd'hui. Les gens ne sont pas bêtes. Ils sont non-informés parce qu'on ne leur donne pas les moyens de l'être. Donnez-leur une synthèse qui structure l'expertise disponible de manière neutre, et ils prendront de meilleures décisions que vos "experts" déconnectés qui réglementent le vapotage sans expérience d'usage. L'histoire démontre systématiquement que les citoyens ordinaires, correctement informés, prennent des décisions aussi bonnes (souvent meilleures) que les élites autoproclamées.

"Ça prendrait trop de temps !"

Vingt minutes par semaine. Dix-sept heures par an. Moins que le temps moyen passé sur Instagram chaque semaine. Et surtout : ce ne serait pas du temps perdu. Ce serait du temps investi dans quelque chose qui a du sens. Sarah consacre déjà trois heures par semaine à regarder des séries Netflix qu'elle oubliera dans un mois. Si elle consacrait trente minutes à participer aux décisions qui façonneront la vie de ses enfants pendant cinquante ans, serait-ce vraiment un sacrifice insupportable ?

"Les gens s'en foutent de la politique !"

Les gens ne se foutent pas de la politique. Ils se foutent de l'impuissance politique. Donnez-leur du vrai pouvoir (pas l'illusion du vote quinquennal) et vous verrez l'engagement ressurgir. L'abstention à 50 % n'est pas de l'apathie, c'est une grève. Une grève contre un système qui nous traite en spectateurs et ose appeler cela "démocratie". Rendez aux gens leur pouvoir réel, et ils reviendront.

"C'est utopique !"

Taiwan l'a fait avec vTaiwan, plateforme de démocratie numérique utilisée pour des décisions complexes comme la régulation d'Uber. L'Estonie l'a fait avec son e-gouvernement intégral. La Suisse le fait depuis 150 ans avec ses référendums trimestriels. L'Islande a refondé sa constitution via processus participatif après la crise de 2008. Et nous, septième puissance mondiale, pays de la Révolution française, nous n'aurions pas les moyens ? L'utopie, c'est de croire que le système actuel va survivre. Le réalisme, c'est de construire l'alternative avant l'effondrement.

VIII. L'alternative : continuer à mourir de vide

Soyons honnêtes sur ce qui nous attend si nous ne faisons rien. Vous continuerez à travailler, à payer vos impôts, à regarder les informations avec ce mélange caractéristique d'angoisse et d'impuissance. Vous verrez le climat s'effondrer en direct sur vos écrans. Vous assisterez à la mort de la démocratie comme on regarde un accident au ralenti, avec cette sensation atroce de savoir ce qui va se passer sans pouvoir l'empêcher.

Vos enfants vous demanderont un jour, peut-être autour d'un feu de camp dans un monde plus hostile : "Qu'est-ce que vous avez fait, vous, quand c'était encore possible d'agir ?" Et vous ne saurez pas quoi répondre. Parce que vous aurez été spectateur. Parce que vous aurez laissé d'autres décider pour vous, puis vous aurez contemplé les conséquences avec ce mélange de résignation et de culpabilité qui caractérise notre époque.

Et quand vous mourrez, vous emporterez avec vous le regret de n'avoir participé à rien d'important. Le vide au centre de votre existence. La vie creuse. Ce ne sera pas une mort paisible. Ce sera la mort de celui qui a vécu en spectateur de sa propre époque, qui a regardé l'Histoire se faire sans y participer, qui a eu peur d'oser et a préféré la sécurité de l'impuissance à l'incertitude de l'engagement.

IX. Le choix de notre génération

Chaque génération a son rendez-vous avec l'Histoire. Nos grands-parents ont eu l'Occupation et la Reconstruction. Nos arrière-grands-parents ont eu la Grande Guerre et les conquêtes sociales de l'entre-deux-guerres. Leurs ancêtres ont eu l'abolition de l'esclavage, le suffrage universel, la révolution industrielle. Chaque époque pose à ses contemporains la question : qu'allez-vous faire du moment historique qui est le vôtre ?

Et nous ? Nous avons l'opportunité de refonder la démocratie face à son effondrement. De créer les institutions du XXIe siècle. De devenir co-fondateurs d'une civilisation plutôt que spectateurs de son agonie. Nous avons l'opportunité de vaincre collectivement des fléaux que l'humanité subit depuis des siècles. Le tabac tuera 800 millions de personnes au cours de ce siècle selon l'OMS si nous ne faisons rien. Huit cents millions. Nous avons les outils pour l'arrêter : la réduction des risques fonctionne, les preuves sont là, l'alternative existe. Mais nos institutions démocratiques votent à l'aveugle, paralysées par l'asymétrie entre ce que nous savons collectivement et ce que nous décidons démocratiquement. Soixante-sept millions de citoyens français votant deux cent cinquante fois par an sur les décisions qui façonnent leur avenir collectif. Pas une corvée (un Haut Fait collectif). Une cathédrale démocratique dont chaque vote serait une pierre, dont chaque délibération serait une voûte, dont chaque décision collective serait un vitrail laissant passer la lumière de l'intelligence partagée.

Ce n'est pas qu'une réforme institutionnelle. C'est une réponse à la question existentielle la plus profonde que puisse se poser un être humain : comment vivre une vie qui a du sens ? Et la réponse, au fond, est simple et ancienne : en participant à quelque chose qui nous dépasse. En posant notre pierre sur la cathédrale. En donnant à notre passage sur Terre une dimension qui transcende notre propre mortalité.

X. L'invitation

Je ne suis pas naïf. Ce que je propose ne se fera pas en un jour. Ce sera difficile, conflictuel, imparfait. Il y aura des échecs, des désillusions, des compromis. La démocratie n'est pas un idéal qu'on atteint, c'est un processus qu'on perfectionne sans cesse. Mais l'alternative — ne rien faire, continuer comme avant, mourir spectateurs de l'effondrement — est insupportable.

Alors voilà mon invitation. Pas un appel aux armes. Pas un manifeste révolutionnaire promettant le paradis terrestre. Pas une idéologie totalisante qui aurait réponse à tout. Juste une question, simple et vertigineuse à la fois : et si nous arrêtions d'avoir des vies creuses ?

Et si nous devenions co-fondateurs de quelque chose d'historique ? Et si nous participions réellement à la construction du monde de nos enfants ? Et si le Haut Fait de notre génération était de sauver la démocratie face à son effondrement ? Et si, plutôt que de contempler l'Histoire se faire sans nous, nous la faisions ensemble ?

Cela commence par vingt minutes par semaine. Cela commence par refuser d'être spectateur. Cela commence par comprendre que chaque vote, dans cette démocratie réinventée, serait une pierre posée sur une cathédrale qui nous survivra. Cela commence par accepter que nos vies peuvent avoir un sens qui dépasse nos petites existences individuelles. Cela commence par nous.

Le choix est simple, au fond. Mourir spectateurs ou vivre acteurs. Avoir une vie creuse ou participer à un Haut Fait collectif. Regarder l'Histoire ou la faire. Ce n'est pas un choix confortable, mais c'est le seul qui mérite qu'on vive.

Notes

1 Pour une analyse complète de ce cas : https://democratie.me/democratie-vote-faits.html

Bibliographie

Philosophie politique et théorie démocratique

Arendt, Hannah (1958). The Human Condition. Chicago: University of Chicago Press.

Becker, Ernest (1973). The Denial of Death. New York: Free Press.

Durkheim, Émile (1897). Le Suicide. Paris: Félix Alcan.

Frankl, Viktor (1946). Man's Search for Meaning. Boston: Beacon Press.

Taylor, Charles (1991). The Malaise of Modernity. Toronto: House of Anansi Press.

Données épidémiologiques sur le tabac et le vapotage

Chyderiotis, S., Benmarhnia, T., Beck, F., Spilka, S., Legleye, S. (2020). "Does e-cigarette experimentation increase the transition to daily smoking among young ever-smokers in France?" Drug and Alcohol Dependence, Vol. 208. https://doi.org/10.1016/j.drugalcdep.2020.107853

Dautzenberg, B., Birkui, P., Noël, M., Dorsett, J., Osman, M., Dautzenberg, M.D. (2021). "Systematic Review and Critical Analysis of Longitudinal Studies Assessing Effect of E-Cigarettes on Cigarette Initiation among Adolescent Never-Smokers." Pediatric Allergy, Immunology, and Pulmonology, Vol. 34(2), pp. 51-66.

McNeill, A., Brose, L.S., Calder, R., Bauld, L., Robson, D. (2022). Evidence review of e-cigarettes and heated tobacco products 2018. Public Health England. https://www.gov.uk/government/publications/e-cigarettes-and-heated-tobacco-products-evidence-review

Organisation Mondiale de la Santé (2023). Tobacco: Key Facts. https://www.who.int/news-room/fact-sheets/detail/tobacco

Santé publique France (2023). "Tabac : chiffres clés." Bulletin épidémiologique hebdomadaire, n°15.

Démocratie numérique et expérimentations participatives

Tang, Audrey (2019). Digital Social Innovation with g0v. Taiwan Digital Ministry. https://pdis.nat.gov.tw

Estonian e-Governance Academy (2023). E-Estonia: Digital Nation. https://e-estonia.com

Swiss Federal Chancellery (2023). Voting and Elections. https://www.ch.ch/en/demokratie

Texte législatif cité

Assemblée nationale (2025). Projet de loi de finances pour 2026, Article 23 : Fiscalité des produits du vapotage. https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/17/textes/l17b1906_projet-loi

Pour aller plus loin

Cet article s'inscrit dans une réflexion plus vaste sur l'inadéquation entre nos institutions démocratiques et la complexité du XXIe siècle. Les lecteurs intéressés pourront consulter :

Sur le cas de l'article 23 et le vapotage :

Sur les mécanismes de capture réglementaire :

Sur l'architecture alternative proposée :

L'ensemble de ces réflexions converge vers le Manifeste Démocratie 3.0, disponible sur https://democratie.me