Quand la démocratie vote contre les faits
L'exemple de la cigarette électronique
— Upton Sinclair
Introduction : Le 22 octobre 2025
Ce mercredi après-midi, la commission des finances de l'Assemblée nationale française examine l'article 23 du projet de loi de finances 2026. L'enjeu technique semble modeste : faut-il taxer les produits de vapotage à hauteur de 30 à 50 centimes par flacon de 10 millilitres ? Pourtant, derrière cette question budgétaire se cache un cas d'école révélant les limites profondes de nos démocraties face à la complexité technique du XXIe siècle.
La commission des finances compte 73 membres titulaires représentant tous les groupes parlementaires. Parmi eux, trois trajectoires professionnelles dominent : hauts fonctionnaires issus de l'ENA ou de grandes écoles (32%), professions juridiques et du conseil (28%), chefs d'entreprise et cadres du privé (21%). Les médecins et chercheurs en santé publique ? Deux membres sur soixante-treize. Cette composition n'est pas anodine pour un débat où la compréhension de l'épidémiologie du tabagisme devient soudainement cruciale.
Perrine Goulet, députée des Démocrates, prend la parole. Elle évoque avec conviction ce qui constitue, à ses yeux, l'argument décisif : le vapotage serait une porte d'entrée vers le tabagisme pour les jeunes. Cette théorie, connue sous le nom d'effet passerelle, lui semble justifier la taxation proposée. Son raisonnement paraît de bon sens : si la cigarette électronique contient de la nicotine, substance addictive, ne risque-t-elle pas de conduire les adolescents vers le tabac traditionnel, responsable de 75 000 décès annuels en France ?
Face à elle, Aurélien Le Coq, député de La France Insoumise, et Pierre Cazeneuve, député Ensemble pour la République, contestent vigoureusement cette analyse. Ils rappellent que la cigarette électronique est considérablement moins nocive que le tabac et constitue l'outil principal de sevrage tabagique. Cazeneuve témoigne personnellement : ancien fumeur d'un paquet par jour, il ne fume plus grâce au vapotage. Il évoque sans détour la réalité : le tabac tue 75 000 personnes chaque année en France. Le Coq va plus loin et évoque l'ombre du lobby du tabac derrière cette mesure gouvernementale. Car il faut le dire clairement : chaque fumeur qui passe au vapotage est un client perdu pour une industrie dont le modèle économique repose sur la dépendance et la mort.
Philippe Juvin, rapporteur général du budget, défend l'article 23. Son argumentaire révèle avec une franchise désarmante le cœur du problème : "Je ne suis pas spécialiste du tabac, je ne suis pas fumeur ni vapoteur, mais d'après ce que dit la littérature scientifique, je crois comprendre que le vapotage c'est bien pour les adultes, ça peut les aider à se sevrer, mais lorsqu'il y a de la nicotine dedans, ça a aussi des effets négatifs sur la santé. Et vis-à-vis des plus jeunes, ce serait une voie d'entrée vers le tabagisme. C'est pour cela, en réalité, que nous sommes coincés." Arnaud Bonnet (Écologiste) renchérit en assimilant les produits de vapotage aux nouvelles drogues de synthèse. Charles de Courson (Indépendants) réitère son soutien à l'article 23, focalisant sur le danger de la nicotine tout en ignorant celui de la combustion. Pierre Henriet (Horizons) alerte sur les "substances toxiques" et les "impacts toxicologiques" de la cigarette électronique.
Au terme du débat, la commission adopte deux amendements : l'amendement 939 (Ensemble) établissant une distinction entre produits avec et sans combustion, et l'amendement 1776 (La Droite Républicaine) fixant la taxation à zéro en attendant la directive européenne prévue pour 2028. Attention : la taxe n'est pas supprimée, elle est mise à zéro. Différence cruciale. Comme l'explique Guillaume Bailly sur VapingPost, "ce qui importe, dans une accise, ce n'est pas son montant, c'est son existence." Une taxe à zéro peut être augmentée à tout moment par simple vote parlementaire, sans avoir à créer un nouveau dispositif fiscal. L'article 40 de la Constitution impose aux députés de compenser toute baisse de recettes. Tradition parlementaire : "compensé par une taxe sur le tabac." Ici, une taxe à zéro, déjà votée, prête à être augmentée. Créer une taxe est difficile. L'augmenter est une formalité.
Victoire de la raison ? Absolument pas. L'article 23 subsiste dans sa structure. L'interdiction de la vente en ligne, qui représente 25 à 30% du marché, est maintenue. L'obligation d'agrément pour les boutiques demeure. Les aménagements obligatoires, les vérifications de moralité, les contrôles douaniers renforcés, le pouvoir de fermeture administrative, l'interdiction des promotions : tout reste en vigueur. Ces mesures programment méthodiquement la destruction de la filière indépendante. Et surtout, le vote devra être confirmé en séance plénière à l'Assemblée nationale puis au Sénat, où les rapports de force politiques pourraient tout inverser.
Cette scène parlementaire ordinaire illustre un problème extraordinaire : comment une démocratie peut-elle prendre des décisions éclairées lorsque les faits scientifiques contredisent frontalement les intuitions des décideurs ?
L'EFFET PASSERELLE : AUTOPSIE D'UN MYTHE POLITIQUE
La théorie de l'effet passerelle repose sur un postulat apparemment logique. Les adolescents non-fumeurs qui expérimentent le vapotage s'habituent à la nicotine. Cette accoutumance les rendrait ensuite plus susceptibles de passer à la cigarette traditionnelle. Le vapotage constituerait donc une rampe d'accès vers le tabagisme, particulièrement dangereuse pour les cerveaux en développement.
Cette hypothèse présente une élégance narrative séduisante. Elle s'inscrit dans une logique de précaution : même sans certitude absolue, ne vaut-il pas mieux restreindre l'accès à un produit potentiellement dangereux pour les jeunes ? L'argument résonne d'autant plus qu'il mobilise notre instinct protecteur envers les adolescents. Qui pourrait raisonnablement s'opposer à une mesure visant à protéger la jeunesse ?
Il faut pourtant rappeler un fait essentiel : en France, la vente et l'offre gratuite de cigarettes électroniques aux mineurs sont déjà strictement interdites depuis 2016. L'utilisation en est également prohibée dans les établissements scolaires et les espaces publics fermés. Les jeunes qui vapotent le font donc déjà en violation de la réglementation existante. L'argument de "protection des jeunes" pour justifier une taxation générale s'applique ainsi à une population qui n'a légalement pas accès au produit.
Le problème est que cette théorie élégante se heurte à un obstacle majeur : les données empiriques la contredisent massivement. En France, l'enquête ESCAPAD menée en 2017 révèle que seulement 1,9% des jeunes de 17 ans vapotent quotidiennement. Plus significatif encore, plus de la moitié d'entre eux déclarent aussi fumer quotidiennement. Parmi les adolescents qui ont expérimenté les deux produits, la majorité ont déjà essayé la cigarette ordinaire avant l'e-cigarette. L'ordre d'expérimentation suggéré par la théorie de la passerelle s'inverse : ce n'est pas le vapotage qui mène au tabagisme, mais bien souvent le tabagisme qui précède le vapotage.
L'Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale enfonce le clou avec une étude de Chyderiotis, Benmarhnia, Beck, Spilka et Legleye, publiée en 2020 dans Drug and Alcohol Dependence, portant sur 44 000 jeunes âgés de 17 à 18 ans. Ses conclusions sont sans appel : expérimenter la vape plutôt que la cigarette de tabac réduirait les chances de devenir fumeur quotidien de 42%. L'effet passerelle ne se contente pas d'être absent. Les données suggèrent un effet inverse : le vapotage constitue un barrage, non un pont, vers le tabagisme.
Cette observation se vérifie à l'échelle internationale. Aux États-Unis, une étude de Delnevo et Villanti publiée en septembre 2023 dans l'International Journal of Environmental Research and Public Health analyse l'évolution du tabagisme chez les lycéens américains entre 1991 et 2022. Les résultats contredisent frontalement l'hypothèse de l'effet passerelle. Les baisses les plus rapides de la prévalence de la cigarette se sont produites au cours de la dernière décennie, précisément lorsque les cigarettes électroniques sont devenues un produit populaire parmi les jeunes. Si l'effet passerelle existait, on devrait observer une remontée du tabagisme avec la démocratisation du vapotage. C'est exactement l'inverse qui se produit.
Une étude comparative des différents États américains apporte un éclairage supplémentaire. Les États où les adolescents avaient un meilleur accès aux cigarettes électroniques présentaient des taux de tabagisme plus faibles que ceux ayant adopté des réglementations restrictives. Plus les cigarettes électroniques sont accessibles, moins d'adolescents fument de cigarettes de tabac. L'effet de substitution fonctionne : les jeunes qui auraient probablement fumé choisissent massivement l'alternative moins nocive lorsqu'elle est disponible.
Le Professeur Bertrand Dautzenberg, pneumologue reconnu et ancien président de l'Office Français de Prévention du Tabagisme, a mené avec cinq collègues une analyse systématique publiée en 2021 dans Pediatric Allergy, Immunology, and Pulmonology sous le titre "Systematic Review and Critical Analysis of Longitudinal Studies Assessing Effect of E-Cigarettes on Cigarette Initiation among Adolescent Never-Smokers". Son équipe a examiné 2 500 publications sur le sujet, en analysant particulièrement 23 études concluant toutes à l'existence de cet effet. Le verdict est accablant : aucune de ces études n'établit méthodologiquement le lien de causalité qu'elle prétend démontrer. Les biais méthodologiques sont multiples : confusion entre corrélation et causalité, absence de contrôle des facteurs confondants comme l'environnement familial fumeur, périodes d'observation trop courtes.
Comment expliquer cette persistance d'un mythe aussi solidement réfuté ? La réponse tient en partie à ce que les épidémiologistes appellent les verrous méthodologiques. Il est effectivement impossible d'établir expérimentalement un lien de causalité entre vapotage et tabagisme pour des raisons éthiques évidentes. On ne peut pas constituer deux groupes d'adolescents, encourager l'un à vapoter et l'autre à s'abstenir, puis observer lequel fume davantage dix ans plus tard. Cette impossibilité méthodologique crée un espace d'incertitude que les opposants au vapotage exploitent pour maintenir le doute, malgré l'accumulation de preuves indirectes convergentes.
Mais la persistance du mythe s'explique aussi par des mécanismes plus profonds. L'effet passerelle possède une plausibilité narrative que les données peinent à déconstruire. Notre cerveau préfère les histoires cohérentes aux statistiques complexes. Un adolescent qui vapote puis fume constitue une anecdote mémorable. Les millions de fumeurs qui ont arrêté grâce au vapotage restent statistiques abstraites. Cette asymétrie cognitive entre le visible et le mesurable avantage structurellement les mythes sur les faits.
LA DYNAMIQUE DE L'ERREUR COLLECTIVE
Sarah, Marc et le poids asymétrique de l'ignorance
Revenons dans l'hémicycle. Imaginons trois députés confrontés au vote sur l'article 23.
Sarah est pneumologue de formation. Avant d'entrer en politique, elle a consacré quinze ans à la recherche sur les maladies respiratoires liées au tabagisme. Elle a suivi de près l'émergence de la cigarette électronique, lu les études de cohorte, échangé avec ses collègues britanniques du Public Health England qui recommandent activement le vapotage comme outil de sevrage. Elle connaît les chiffres : 95% de réduction des risques par rapport au tabac, efficacité supérieure aux substituts nicotiniques classiques. Elle a vu dans son cabinet des dizaines de patients ayant réussi à arrêter de fumer après des années d'échecs grâce au vapotage. Pour Sarah, l'article 23 est une aberration de santé publique. Taxer et restreindre l'accès au principal outil de réduction des risques tabagiques reviendrait à condamner à mort des milliers de fumeurs qui n'arriveront pas à décrocher autrement.
Deux ans plus tard, Sarah préside une sous-commission parlementaire sur les addictions. Elle y applique la même rigueur méthodologique qu'elle exerçait dans son laboratoire. Lorsqu'un lobbyiste lui présente une "étude" sur les dangers du vapotage, elle en décortique la méthodologie en direct, révélant les biais d'échantillonnage. Cette compétence, forgée par des années de pratique scientifique, transforme sa manière d'exercer son mandat. Elle ne vote plus "selon son groupe" sur les questions de santé. Elle vote selon les données.
Marc est avocat fiscaliste. Son expertise porte sur l'optimisation des prélèvements obligatoires et l'harmonisation européenne de la fiscalité. Le vapotage ? Il en a vaguement entendu parler par sa nièce adolescente qui l'a essayé une fois lors d'une soirée. Il n'a pas d'opinion tranchée sur le sujet. Lorsque Perrine Goulet évoque l'effet passerelle lors du débat, cela lui semble raisonnable. Lorsque Pierre Cazeneuve témoigne de son sevrage réussi, cela lui semble tout aussi convaincant. Marc se sent déchiré. Il fait confiance à ses collègues, mais ils disent des choses contradictoires.
Un an après ce vote, Marc croise Sarah dans les couloirs de l'Assemblée. Elle lui explique patiemment, chiffres à l'appui, pourquoi l'effet passerelle est un mythe. Marc l'écoute attentivement, reconnaissant. Il réalise qu'il a voté sans vraiment comprendre. Cette lucidité le pousse à adopter une nouvelle pratique : sur les dossiers techniques dépassant sa compétence, il consulte systématiquement les collègues reconnus pour leur expertise du sujet avant de voter. Ce n'est pas de la paresse intellectuelle. C'est de l'intelligence collective.
Jeanne siège à la commission des finances depuis trois mandats. Ancienne inspectrice des impôts, elle maîtrise parfaitement les arcanes budgétaires. Sur le vapotage, elle a une conviction ferme : c'est un produit dangereux qu'il faut encadrer strictement. Cette conviction ne repose sur aucune expertise médicale particulière, mais sur quelques articles alarmistes lus dans la presse grand public et un reportage télévisé sur les "ravages de la vape chez les jeunes" qu'elle a trouvé convaincant. Lorsque des collègues évoquent les études scientifiques contredisant l'effet passerelle, Jeanne reste sceptique. Elle a appris à se méfier des "lobbies industriels" qui instrumentalisent la science pour défendre leurs intérêts. Et puis, raisonne-t-elle, mieux vaut pécher par excès de prudence quand il s'agit de protéger les adolescents. Perrine Goulet incarne parfaitement cette posture lorsqu'elle dénonce publiquement "l'assujettissement des défenseurs du vapotage aux lobbys du tabac, jouant la carte de la désinformation" tout en défendant l'effet passerelle réfuté par les données.
Cinq ans plus tard, Jeanne lit dans le journal médical que lui envoie sa fille médecin un article accablant sur les décès évitables causés par les politiques restrictives sur le vapotage. Les chiffres la glacent : des milliers de fumeurs qui auraient pu décrocher n'ont pas eu accès à l'outil le plus efficace. Elle repense à ce vote de 2025. Elle était si sûre d'elle. Comment a-t-elle pu se tromper à ce point ? Cette prise de conscience tardive ne change rien rétroactivement, mais elle modifie sa manière d'aborder les dossiers techniques. La certitude subjective, comprend-elle enfin, ne garantit en rien l'exactitude objective.
Dans le système démocratique actuel, ces trois votes ont exactement le même poids : un. Sarah, qui a consacré sa carrière à comprendre précisément ces questions, ne compte pas plus que Marc, qui avoue candidement son incompétence sur le sujet, ou que Jeanne, dont les certitudes reposent sur des bases factuellement erronées.
Les quatre pathologies de l'asymétrie épistémique
Cette scène parlementaire révèle quatre pathologies systémiques de nos démocraties face à la complexité technique.
Première pathologie : la tyrannie de l'intuition sur l'évidence. L'effet passerelle "fait sens". Il correspond à une heuristique cognitive profondément ancrée : si A contient une substance addictive présente dans B, alors A peut conduire à B. Cette logique fonctionne dans de nombreux contextes. Le problème survient lorsque les données empiriques invalident l'intuition. Dans les démocraties actuelles, aucun mécanisme institutionnel ne détecte cette divergence entre intuition et évidence, encore moins ne la corrige. Le vote d'un député qui croit sincèrement à l'effet passerelle compte autant que celui d'un député qui sait que cette théorie est réfutée. L'architecture institutionnelle traite l'opinion erronée de bonne foi exactement comme l'opinion fondée sur l'expertise.
Deuxième pathologie : le principe de précaution asymétrique. Perrine Goulet invoque implicitement ce principe lorsqu'elle soutient la taxation : face à l'incertitude sur les effets du vapotage chez les jeunes, ne vaut-il pas mieux restreindre l'accès ? Ce raisonnement omet une asymétrie fondamentale : les risques existent des deux côtés de la décision. Taxer et restreindre le vapotage présente un coût mesurable : décourager les fumeurs d'utiliser l'outil de sevrage le plus efficace, condamner une partie d'entre eux à continuer de fumer, augmenter la mortalité tabagique.
Le tabac n'est pas un vice anodin : c'est la première cause de mortalité évitable en France et dans le monde. 75 000 décès par an en France, 8 millions à l'échelle mondiale. Un fumeur régulier sur deux meurt de son tabagisme, perdant en moyenne 10 à 15 années de vie. Le tabac tue plus que l'alcool, les accidents de la route, le sida, les drogues illicites et les homicides réunis. Cette réalité épidémiologique doit être le point de référence de toute discussion sur le vapotage.
Si la taxation du vapotage conduit ne serait-ce que 1% des vapoteurs actuels à reprendre le tabac, cela représente des milliers de décès évitables. Le principe de précaution, appliqué de manière asymétrique, produit exactement l'inverse de son objectif affiché : il augmente le risque sanitaire global au nom de la réduction d'un risque hypothétique. C'est comme interdire les ceintures de sécurité au prétexte qu'elles pourraient, dans de rares cas, coincer un passager lors d'un accident, tout en ignorant qu'elles sauvent des dizaines de milliers de vies chaque année.
Troisième pathologie : l'expertise capturée ou ignorée. Le débat du 22 octobre révèle une tension fascinante. D'un côté, des décennies d'études épidémiologiques convergentes produites par des institutions de recherche indépendantes du monde entier. De l'autre, des intuitions parlementaires et quelques rapports contestés par la communauté scientifique pour leurs biais méthodologiques. Comment les décideurs politiques naviguent-ils entre ces sources contradictoires ? Le plus souvent en sélectionnant l'expertise qui conforte leurs positions préexistantes, qu'elles soient idéologiques, partisanes ou électorales. L'expertise n'est pas un oracle neutre délivrant des vérités incontestables. Elle s'inscrit dans des jeux d'acteurs où la scientificité des arguments compte moins que leur utilité stratégique.
Quatrième pathologie : l'influence asymétrique des lobbies. Aurélien Le Coq ne se contente pas de contester l'effet passerelle. Il évoque explicitement l'ombre du lobby du tabac derrière la mesure gouvernementale. Cette accusation mérite d'être prise au sérieux. L'industrie du tabac traditionnel a tout à perdre de l'essor du vapotage. Chaque fumeur qui passe à la cigarette électronique représente un client perdu pour un produit qui tue 75 000 personnes par an en France, 8 millions dans le monde.
L'histoire des cigarettiers est celle d'une manipulation systématique de l'opinion publique et des décideurs politiques pendant des décennies. Ils ont nié le lien entre tabac et cancer jusqu'à l'insoutenable. Ils ont financé des études biaisées pour créer le doute scientifique. Ils ont infiltré les institutions sanitaires. Ils ont ciblé délibérément les adolescents avec des campagnes marketing sophistiquées. Ils ont fait du lobbying agressif pour retarder toute régulation. Cette industrie, dont le modèle économique repose littéralement sur la création et l'entretien de la dépendance mortelle, dispose de moyens financiers colossaux : le marché mondial du tabac pèse plus de 850 milliards de dollars annuels.
Face à cette puissance de feu, la filière du vapotage indépendant fait figure de David contre Goliath. Les 800 entreprises françaises de la vape, majoritairement des PME et commerces de proximité, n'ont ni les moyens ni la culture du lobbying industriel. Paradoxalement, c'est cette industrie du vapotage, qui contribue objectivement à réduire la mortalité tabagique, qui se retrouve accusée de manipulation, tandis que les véritables responsables de 75 000 morts annuels en France opèrent dans une relative tranquillité réglementaire.
Le véritable démon n'est pas la cigarette électronique, qui réduit les risques de 95% selon Public Health England. Le véritable démon est le tabac combustible, produit unique en son genre : légalement vendu, correctement utilisé selon les instructions du fabricant, et qui tue la moitié de ses consommateurs réguliers. Aucun autre produit de consommation courante ne présente une telle létalité. Cette asymétrie morale devrait structurer tout débat sur la régulation du vapotage : quand on légifère sur un outil de réduction des risques, on ne peut ignorer que chaque obstacle mis à son adoption renforce mécaniquement l'alternative mortelle qu'il remplace.
La cascade informationnelle et le coût du courage épistémique
Ces pathologies ne fonctionnent pas isolément. Elles interagissent pour créer ce que l'économiste Timur Kuran appelle une cascade de disponibilité : un processus par lequel une croyance devient dominante non pas parce qu'elle est vraie, mais parce qu'elle est répétée suffisamment souvent dans l'espace public. Des études méthodologiquement faibles suggèrent un possible effet passerelle, les médias reprennent ces résultats alarmistes, les institutions de santé publique adoptent l'hypothèse par précaution, les responsables politiques l'intègrent dans leurs discours, cette adoption légitime rétroactivement l'hypothèse. À ce stade, contredire l'effet passerelle devient politiquement coûteux, même face à l'accumulation de preuves scientifiques contraires.
Face à cette cascade, où sont les scientifiques ? Pourquoi n'interviennent-ils pas plus massivement pour rectifier le débat public ? Intervenir dans le débat public comporte des risques pour un chercheur : controverses médiatiques, simplifications déformantes, accusations de conflits d'intérêts. Un épidémiologiste qui défend publiquement le vapotage comme outil de réduction des risques s'expose à être soupçonné de liens avec l'industrie du tabac ou du vapotage. Ce coût du courage épistémique crée une sélection adverse : les chercheurs les plus prudents, souvent les plus compétents, se taisent. Le débat public se dégrade en l'absence des voix qui pourraient le structurer correctement.
L'impasse institutionnelle
Le 22 octobre 2025, dans cette commission des finances, se joue en miniature le drame de la démocratie contemporaine face à la complexité technique. Des élus sincères, soucieux de l'intérêt général, votent sur des sujets qu'ils ne comprennent pas, en s'appuyant sur des informations qu'ils ne peuvent pas évaluer, pour défendre des valeurs qu'ils n'ont pas explicitement hiérarchisées.
Cette situation n'est la faute de personne et le problème de tous. Le problème est systémique. Il réside dans l'inadéquation entre la complexité du monde du XXIe siècle et l'architecture institutionnelle héritée des siècles précédents. Nos institutions démocratiques n'ont aucun mécanisme pour distinguer l'expertise de l'ignorance, la preuve de l'intuition, l'intérêt général de la capture lobbyistique. Elles traitent avec le même poids le vote éclairé de Sarah, qui a consacré quinze ans à comprendre ces questions, et le vote intuitif de Jeanne, dont les certitudes reposent sur quelques articles de presse alarmistes.
Ce constat n'appelle pas à la technocratie, au gouvernement des experts, ou à l'abandon de l'égalité démocratique. Il appelle à l'innovation institutionnelle : concevoir des mécanismes permettant à la sagesse collective de se former sur des bases plus solides que l'intuition et le rapport de forces. Comment créer des incitations pour que l'expertise soit valorisée, l'ignorance assumée devienne socialement acceptable, la délégation intelligente soit encouragée, et les lobbies perdent leur avantage informationnel ?
La réponse ne viendra pas d'un grand soir institutionnel, mais d'expérimentations prudentes, d'itérations progressives, d'innovations testées à petite échelle avant d'être généralisées. L'urgence est là : chaque jour, des décisions publiques vitales sont prises dans le brouillard épistémique que révèle le cas du vapotage.
LA LEÇON DU VAPOTAGE POUR LA DÉMOCRATIE DU XXIE SIÈCLE
L'article 23 du projet de loi de finances 2026 restera probablement une note de bas de page dans l'histoire parlementaire française. Quelques centaines de millions d'euros de recettes fiscales, un secteur économique affecté, quelques milliers d'emplois détruits, des fumeurs découragés de passer au vapotage. À l'échelle des grands enjeux du siècle, ce n'est rien. Juste une petite décision budgétaire dans un océan de textes législatifs.
Le tabac, lui, tuera environ 800 millions de personnes au cours du XXIe siècle si les tendances actuelles se maintiennent. Huit cents millions. Mais rassurons-nous : nous avons consacré des heures de débat parlementaire à déterminer s'il fallait taxer à 30 ou 50 centimes le flacon l'outil de réduction des risques qui pourrait en sauver une partie. L'ironie de cette disproportion devrait nous glacer. Elle illustre simplement, avec une clarté brutale, comment nos institutions démocratiques établissent leurs priorités.
Mais ce rien révèle tout. Il révèle comment nos institutions démocratiques traitent la complexité technique : avec des outils conceptuels du XIXe siècle face à des défis du XXIe siècle. Il révèle le fossé béant entre ce que nous savons collectivement et ce que nous décidons démocratiquement. Il révèle l'impossibilité structurelle pour le système actuel de distinguer expertise et ignorance, preuve et intuition, intérêt général et capture lobbyistique.
Cette révélation n'est pas un réquisitoire contre la démocratie. C'est un appel à son évolution. Les principes démocratiques fondamentaux restent aussi pertinents en 2025 qu'en 1789. Mais leur traduction institutionnelle doit s'adapter. La démocratie représentative du suffrage universel égalitaire était une innovation révolutionnaire pour gouverner des sociétés où les questions politiques principales restaient accessibles à la compréhension ordinaire. Elle devient inadaptée pour gouverner des sociétés techniques où les décisions majeures nécessitent une expertise que personne ne peut maîtriser dans son ensemble.
Chaque jour, des décisions publiques vitales sont prises sur la base d'informations incomplètes, déformées, ignorées. Chacune affecte des vies, façonne notre avenir collectif, renforce ou dégrade la confiance démocratique. L'article 23 n'est qu'un exemple parmi des milliers. Multiplié par tous les parlements, toutes les thématiques, toutes les années, le coût de l'asymétrie épistémique se chiffre en vies humaines, en crises non anticipées, en problèmes aggravés.
Le débat du 22 octobre 2025 se termine par un vote. Quelques mains se lèvent, d'autres restent baissées. Ces mains incarnent la démocratie telle que nous la connaissons : égalitaire, aveugle aux compétences, sourde parfois aux faits, mais légitime car collective.
La question reste ouverte : ces mains peuvent-elles devenir plus intelligentes sans cesser d'être démocratiques ? Peuvent-elles s'appuyer sur des bases plus solides que l'intuition et le rapport de forces ?
L'histoire commence peut-être un mercredi après-midi d'octobre 2025, dans une commission parlementaire française débattant d'une taxe sur le vapotage.
Petite décision, grande leçon. Ou comme le formule Guillaume Bailly, du Vaping Post : "Le bourreau va bel et bien vous couper la tête si la situation reste en l'état. Simplement, il vient de vous accorder le délai d'un deuxième dernier verre du condamné. C'est un rhum très amer." Des choix seront faits dans les prochains mois. Certains seront les bons, d'autres non. Les erreurs, elles, ne resteront pas abstraites. Elles se paieront en vies bien réelles, en fumeurs qui n'auront pas basculé vers la réduction des risques, en décès évitables qui ne le seront pas. La démocratie a le droit de se tromper. Elle n'a pas le luxe d'ignorer qu'elle se trompe.
BIBLIOGRAPHIE
Études citées :
1. ESCAPAD 2017 – Observatoire Français des Drogues et des Toxicomanies (OFDT), "Les drogues à 17 ans : Analyse de l'enquête ESCAPAD 2017", 2018.
2. Chyderiotis, S., Benmarhnia, T., Beck, F., Spilka, S., Legleye, S. (2020), "Does e-cigarette experimentation increase the transition to daily smoking among young ever-smokers in France?", Drug and Alcohol Dependence, Vol. 208, https://doi.org/10.1016/j.drugalcdep.2020.107853
3. Delnevo, C.D., Villanti, A.C. (2023), "Substantial Reductions in High School Smoking Prevalence between 1991 and 2022 Were Likely Not Compromised by E-Cigarettes", International Journal of Environmental Research and Public Health, Vol. 20(19), https://doi.org/10.3390/ijerph20196840
4. Dautzenberg, B., Birkui, P., Noël, M., Dorsett, J., Osman, M., Dautzenberg, M.D. (2021), "Systematic Review and Critical Analysis of Longitudinal Studies Assessing Effect of E-Cigarettes on Cigarette Initiation among Adolescent Never-Smokers", Pediatric Allergy, Immunology, and Pulmonology, Vol. 34(2), pp. 51-66.
5. McNeill, A., Brose, L.S., Calder, R., Bauld, L., Robson, D. (2015, maj. 2022), "Evidence review of e-cigarettes and heated tobacco products 2018", Public Health England, https://www.gov.uk/government/publications/e-cigarettes-and-heated-tobacco-products-evidence-review
6. Legleye, S., Aubin, H.J., Falissard, B., Beck, F., Spilka, S. (2020), "Experimenting first with e‐cigarettes versus first with cigarettes and transition to daily cigarette use among adolescents: the crucial effect of age at first experiment", Addiction, Vol. 116(5), https://doi.org/10.1111/add.15330
7. Santé publique France (2023), "Tabac : chiffres clés", estimation de la mortalité attribuable au tabagisme en France métropolitaine, Bulletin épidémiologique hebdomadaire, n°15.
Texte législatif :
8. Assemblée nationale, Projet de loi de finances pour 2026, Article 23 : Fiscalité des produits du vapotage, https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/17/textes/l17b1906_projet-loi
9. Bailly, Guillaume (2025), "Taxe retirée ? Le grand malentendu", VapingPost, 22 octobre 2025, https://fr.vapingpost.com/taxe-retiree-le-grand-malentendu
GLOSSAIRE
Effet passerelle (gateway effect) : Théorie selon laquelle l'usage d'une substance moins nocive (comme la cigarette électronique) conduirait à l'usage d'une substance plus dangereuse (comme le tabac combustible). Les données épidémiologiques actuelles ne soutiennent pas cette hypothèse pour le vapotage.
Réduction des risques : Approche de santé publique visant à diminuer les conséquences néfastes d'un comportement à risque lorsque son arrêt complet n'est pas immédiatement possible. Le vapotage s'inscrit dans cette logique pour les fumeurs.
Subsidiarité cognitive : Principe selon lequel les décisions doivent être prises par les acteurs disposant du niveau de compétence adéquat sur un sujet, avec possibilité de délégation explicite lorsqu'on reconnaît les limites de sa propre expertise.
Asymétrie épistémique : Écart structurel entre la connaissance disponible (dans la littérature scientifique) et la connaissance mobilisée (lors des décisions politiques), créant un décalage entre ce que nous savons collectivement et ce que nous décidons démocratiquement.
Vote pondéré : Mécanisme démocratique attribuant des poids différents aux votes selon le niveau de compétence démontré sur un sujet spécifique, tout en préservant le droit de vote universel et la possibilité pour chacun d'acquérir cette compétence.
Cascade informationnelle : Phénomène par lequel une croyance ou information se propage et s'établit dans l'opinion publique non par sa véracité mais par sa répétition, créant un consensus apparent déconnecté des faits.