Quand les morts et les milliards s'accumulent sans réponse, c'est la confiance qui cède. Et avec elle, l'ultime fondement démocratique. Le coût le plus profond et potentiellement irréversible de l'inadéquation chronique réside dans l'érosion inexorable de la confiance démocratique elle-même. Au-delà des pertes humaines et économiques, c'est le contrat social qui se délite sous les coups répétés de l'échec institutionnel.
a. 25% de confiance chez les jeunes
Les données convergent de toutes les démocraties pour dessiner un tableau alarmant. Le Baromètre de la confiance Edelman 2025, étude de référence menée dans 28 pays, révèle un effondrement historique : seulement 39% des citoyens des démocraties occidentales font confiance à leurs institutions gouvernementales, contre 73% en 1964. Plus inquiétant, parmi les 18-35 ans, ce chiffre tombe à 25%. Pour la première fois depuis les années 1930, une majorité de jeunes dans les démocraties déclarent préférer "un leader fort qui n'a pas à s'embarrasser du parlement et des élections" (53% selon l'enquête mondiale sur les valeurs 2025).
Plus bas niveau historique depuis les années 1930
La France illustre dramatiquement cette érosion. Le baromètre CEVIPOF 2025 montre que 78% des Français estiment que "les politiques ne se préoccupent pas de ce que pensent les gens comme eux". La défiance touche toutes les institutions : gouvernement (22% de confiance), parlement (19%), partis politiques (11%), médias (23%). Seuls les maires conservent une légitimité relative (56%), confirmant que la proximité reste le dernier rempart contre la défiance généralisée.
Cette méfiance n'est pas irrationnelle mais fondée sur l'expérience répétée de l'échec. Quand les citoyens voient pendant 70 ans l'expertise ignorée, les alertes méprisées, les intérêts privés primer sur le bien public, la conclusion logique est que le système est structurellement corrompu. Les sciences comportementales montrent qu'après trois violations de confiance, la relation devient irréparable. Nous en sommes à des dizaines.
b. Montée inexorable des autoritarismes
Cette défiance crée un terreau fertile pour les alternatives autoritaires. Le rapport Freedom House 2025 documente que pour la première fois depuis 1945, moins de 50% de l'humanité vit en démocratie. Plus troublant : ce recul n'est pas imposé mais souvent choisi. En Hongrie, Orbán est réélu avec 54% après avoir démantelé méthodiquement l'État de droit. Aux Philippines, les Marcos reviennent au pouvoir 36 ans après la dictature. Au Salvador, Bukele jouit de 90% de popularité malgré (ou grâce à) ses méthodes expéditives.
Pour la première fois depuis 1945, moins de 50% de l'humanité vit en démocratie. Plus troublant : ce recul n'est pas imposé mais souvent choisi. Face à l'inefficacité démocratique perçue, les citoyens se tournent vers des "hommes forts" promettant l'efficacité au prix de la liberté.
Le pattern est universel : face à l'inefficacité démocratique perçue, les citoyens se tournent vers des "hommes forts" promettant l'efficacité au prix de la liberté. Trump aux USA, Bolsonaro au Brésil, Modi en Inde, Meloni en Italie - tous surfent sur la même vague : "Le système est cassé, seul un outsider peut le réparer." Que ces outsiders aggravent généralement les problèmes importe peu ; ils offrent l'illusion de l'action face à la paralysie visible.
L'analyse comparée révèle les mécanismes de cette dérive. D'abord, la personnalisation du pouvoir : face à la complexité institutionnelle, les citoyens cherchent un responsable unique, identifiable, punissable. Ensuite, la demande d'efficacité : après des décennies de procrastination démocratique, l'action rapide - même brutale - séduit. Enfin, le rejet des élites : l'expertise étant associée à l'échec, l'ignorance revendiquée devient paradoxalement un atout électoral.
Un moment de bascule historique illustre ce basculement collectif : le référendum français de 2005 sur la Constitution européenne. Quand le "non" l'emporte à 55%, les dirigeants européens contournent la volonté populaire via le traité de Lisbonne. Ce déni démocratique marque pour beaucoup le moment où l'illusion de la souveraineté populaire s'effondre. Les Gilets Jaunes de 2018-2019 apparaissent alors comme l'explosion retardée de ce sentiment d'impuissance accumulé - le cri de ceux qui ont cessé de croire que voter change quoi que ce soit.
c. Jeanne de Lyon et la foi perdue
Jeanne Moreau, 31 ans, professeure d'histoire-géographie dans un lycée de Vaulx-en-Velin, incarne cette génération écartelée entre conscience démocratique et dégoût institutionnel. Militante associative, elle a participé aux Nuits Debout, aux Marches Climat, aux Gilets Jaunes. Son témoignage lors des Assises de la Démocratie 2025 capture l'épuisement militant d'une génération.
"J'ai manifesté contre la réforme des retraites de Chirac en 2003 - j'avais 10 ans, avec mes parents. Puis contre celle de Sarkozy en 2010. Contre Hollande en 2016. Contre Macron en 2019 et 2023. Vingt ans de ma vie à défiler pour rien. Chaque président fait passer la même réforme avec des variantes cosmétiques. Droite, gauche, centre - tous pourris, tous vendus."
"J'ai manifesté contre la réforme des retraites de Chirac en 2003 - j'avais 10 ans, avec mes parents. Puis contre celle de Sarkozy en 2010. Contre Hollande en 2016. Contre Macron en 2019 et 2023. Vingt ans de ma vie à défiler pour rien. Chaque président fait passer la même réforme avec des variantes cosmétiques. Droite, gauche, centre - tous pourris, tous vendus."
Son désenchantement s'enracine dans l'expérience concrète. "En 2019, j'ai participé au Grand Débat post-Gilets Jaunes. Six heures de réunion, 50 propositions remontées. Résultat : néant. En 2021, j'ai été tirée au sort pour la Convention Citoyenne sur l'Éducation. 6 mois de travail, 120 mesures. Appliquées : 3, et encore, édulcorées. J'ai compris que c'était du théâtre participatif."
"Comment enseigner les valeurs républicaines quand mes élèves me sortent les affaires Cahuzac, Balkany, Benalla ? Comment défendre la démocratie quand ils voient leurs parents trimer pour 1 200 euros pendant que les PDG du CAC40 gagnent 300 SMIC ? Je n'ai plus d'arguments. Je fais cours sur Athènes et Rome, au moins c'est cohérent : des démocraties qui assumaient d'exclure les pauvres."
— Jeanne Moreau
Plus grave, cette défiance contamine son enseignement. "Comment enseigner les valeurs républicaines quand mes élèves me sortent les affaires Cahuzac, Balkany, Benalla ? Comment défendre la démocratie quand ils voient leurs parents trimer pour 1 200 euros pendant que les PDG du CAC40 gagnent 300 SMIC ? Je n'ai plus d'arguments. Je fais cours sur Athènes et Rome, au moins c'est cohérent : des démocraties qui assumaient d'exclure les pauvres."
Son vote illustre cette décomposition politique. "2017, j'ai voté Macron au second tour, la mort dans l'âme. 2022, vote blanc. Les prochaines fois, je sais pas. Mes collègues basculent : certains vers le RN par rage, d'autres vers l'abstention par dégoût. Moi je continue à voter blanc. Par principe. Par habitude peut-être. Mais j'avoue... Parfois, dans la solitude de l'isoloir, je me demande si c'est encore de la fidélité ou déjà du rituel vide."
Jeanne ne croit plus, mais elle n'a pas encore renoncé. C'est ce fil ténu - entre fatigue et fidélité, entre lucidité et dernier espoir - qui la retient encore au bord du précipice. Elle continue à enseigner l'idéal démocratique le jour, tout en pleurant sa mort la nuit. Cette tension impossible entre ce qu'elle sait devoir transmettre et ce qu'elle ne peut plus croire définit le drame d'une génération suspendue entre deux mondes : celui qui meurt et celui qui tarde à naître.