Vape : Anatomie d'une mise à mort programmée
Décryptage de l'article 23 du projet de loi de finances 2026
I. L'ÉVÉNEMENT
Le 14 octobre 2025, le gouvernement Lecornu 2 publie son projet de loi de finances pour 2026. Entre les ajustements budgétaires habituels et les mesures fiscales attendues, l'article 23 passe presque inaperçu. Environ douze pages de modifications du code général des impôts et du code de la santé publique. Des numéros d'articles, des alinéas, des références croisées. Le langage technique du droit fiscal, opaque pour le profane.
Pourtant, ces pages contiennent la feuille de route la plus ambitieuse jamais conçue pour détruire un secteur économique sans l'interdire formellement. Pas de bannissement spectaculaire comme en Australie. Pas de discours moralisateur sur les dangers du vapotage. Juste une mécanique législative implacable qui, sous couvert d'harmonisation fiscale et de protection de la jeunesse, programme méthodiquement l'extinction de la filière indépendante du vapotage.
L'article 23 s'intitule sobrement "Fiscalisation de l'ensemble des produits à fumer". Ce titre masque une révolution juridique : pour la première fois en France, le vapotage sera traité non pas comme un produit de consommation courante, mais comme un produit du tabac. Cette assimilation n'est pas symbolique. Elle déclenche l'application d'un régime juridique entier, celui que la France a patiemment construit depuis des décennies pour encadrer, contrôler et finalement étouffer le commerce du tabac.
Deux jours avant cette annonce, j'avais publié un long article documentant les effets pervers de l'interdiction des puffs en France et analysant le cas australien comme avertissement pour l'Europe (voir "95% Moins Nocif, 100% Interdit"). Funeste intuition ! L'article montrait comment une politique bien intentionnée avait paradoxalement facilité l'accès des jeunes aux produits non contrôlés tout en détruisant les circuits responsables. Il décrivait le pattern australien : interdiction progressive, explosion du marché noir, enrichissement du crime organisé, retour au tabagisme.
L'article 23 n'invalide rien de cette analyse. Il la confirme et la complète. Car ce que nous découvrons maintenant, c'est que l'interdiction des puffs n'était que la première phase. L'article 23 révèle la phase deux : non pas interdire la vape, mais la placer sous un contrôle administratif si contraignant que seuls les acteurs déjà intégrés au système tabagiste pourront survivre. Les buralistes, bien sûr. Les grandes marques de cigarettiers qui ont investi le secteur depuis des années. Mais certainement pas Augustin et sa boutique strasbourgeoise. Certainement pas les milliers de points de vente indépendants qui, depuis quinze ans, ont accompagné des millions de fumeurs dans leur sevrage.
La date d'entrée en vigueur est prévue au plus tôt second semestre 2026. Le calendrier parlementaire est lancé. Un vote de censure jeudi pourrait tout bouleverser, ou au contraire accélérer l'adoption. Le menu est sur la table, comme l'écrit avec lucidité le très apprécié Brice Lepoutre, président de La Vape Market et ancien président de l'AIDUCE. Mais ce menu n'est pas négociable. Il est le résultat de négociations déjà conclues, d'arbitrages déjà rendus, d'équilibres déjà trouvés entre le ministère des Finances (qui veut des recettes), le ministère de la Santé (qui veut protéger la jeunesse), et un lobby buraliste qui voit dans la vape à la fois une menace et une opportunité. Il ne nous resterait donc que le combat : s'opposer à une machine lancée à toute vitesse.
Ce qui suit est une lecture attentive de ce texte. Non pas ligne par ligne, ce serait fastidieux et inutile, mais en identifiant les trois mécanismes centraux qui, ensemble, programment la mort de la vape indépendante. Puis une analyse de la stratégie en deux temps qui se dessine. Enfin, un bilan de qui gagne et qui perd dans cette reconfiguration du marché. Pas de suspense : les perdants sont ceux qui ont fait du vapotage un outil de santé publique. Les gagnants sont ceux qui vendent le tabac qui tue environ soixante-quinze mille Français par an.
Accise sur les produits de vapotage (article L. 314-24-2 du code des impositions sur les biens et services, dispositions projetées) :
- Produits faiblement nicotinés (0-15 mg/ml) : 0,03 € par millilitre
- Produits fortement nicotinés (>15 mg/ml) : 0,05 € par millilitre
- Exemple concret : Un flacon de 50 ml + 2 boosters nicotine = environ +2,50 € HT de taxe
Interdiction de la vente à distance (article L. 3513-18-4 du code de la santé publique, dispositions projetées) :
- Interdiction vente en ligne aux particuliers
- Entrée en vigueur différée, au plus tard 9 mois après notification UE
Régime d'agrément administratif (article L. 3513-18-2 du code de la santé publique, dispositions projetées) :
- Vente réservée aux buralistes OU établissements agréés
- Conditions : honorabilité, moyens humains/matériels, formation
- Agrément révocable à tout moment
Calendrier :
- Entrée en vigueur : au plus tôt second semestre 2026, au plus tard janvier 2027
- Les agréments peuvent être sollicités avant l'entrée en vigueur
Sources :
- Assemblée nationale - Dossier PLF 2026, Article 23
- FIVAPE - Communiqué 14 octobre 2025
- VapingPost - Analyse détaillée des mesures
II. DÉCRYPTAGE JURIDIQUE : LES TROIS MÉCANISMES
2.1 Premier mécanisme : L'assimilation juridique
Le cœur de l'article 23 se trouve dans une redéfinition apparemment technique mais aux conséquences immenses. Le projet d'article L. 314-4 du code des impositions sur les biens et services pose une définition nouvelle des "produits susceptibles d'être fumés" :
"Un produit est regardé comme susceptible d'être fumé si, en l'état ou après une manipulation ou une transformation autre qu'industrielle, à l'issue d'un processus de chauffage, de combustion ou d'activation, par réaction chimique ou un autre moyen dédié, il émet un aérosol susceptible d'être inhalé par le consommateur final."
Cette définition, reprise dans les comptes rendus professionnels du secteur, englobe bien sûr les cigarettes traditionnelles, les cigares, le tabac à rouler. Mais elle englobe aussi, et c'est là tout l'enjeu, les cigarettes électroniques et leurs liquides. Plus précisément, elle crée une nouvelle catégorie : les "produits assimilés aux tabacs manufacturés", définis dans le projet d'article L. 314-3-1 comme "les produits susceptibles d'être fumés qui contiennent exclusivement des substances autres que du tabac et qui ne sont pas à usage médical".
Autrement dit : un e-liquide, qui ne contient pas une seule feuille de tabac, devient juridiquement un "produit assimilé au tabac manufacturé". Cette assimilation n'est pas une approximation commode. C'est une construction juridique précise qui permet d'appliquer à la vape l'intégralité du régime fiscal et réglementaire du tabac. Tout ce que le législateur a inventé depuis cinquante ans pour contrôler le tabac devient applicable à la vape.
L'article 23 crée ensuite une taxonomie détaillée de ces nouveaux produits. Les "produits du vapotage" sont divisés en deux catégories selon le projet d'article L. 314-16 : faiblement nicotinés (0 à 15 mg/mL) et fortement nicotinés (plus de 15 mg/mL). Les "produits bruts à fumer ne contenant pas de tabac" forment une autre catégorie (article L. 314-16-1 projeté). Les "autres produits à fumer" une dernière (article L. 314-16-2 projeté). Chaque catégorie aura son taux d'accise spécifique, son minimum de perception, ses règles de distribution.
Cette architecture taxonomique n'a rien d'innocent. Elle prépare le terrain pour une fiscalité différenciée qui pourra évoluer chaque année, catégorie par catégorie, sans nécessiter de nouvelle loi. Le pouvoir réglementaire suffit. C'est exactement le mécanisme qui a permis de faire passer le prix du paquet de cigarettes de trois euros à plus de douze euros en vingt ans, sans jamais provoquer de débat parlementaire majeur.
2.2 Deuxième mécanisme : La taxation progressive
Le volet fiscal de l'article 23 instaure une accise sur les produits de vapotage. Pour 2026, selon le projet d'article L. 314-24-2, les tarifs sont fixés à trois centimes d'euro par millilitre pour les liquides faiblement nicotinés, cinq centimes pour les fortement nicotinés. Un flacon standard de cinquante millilitres avec deux boosters de nicotine coûterait ainsi environ deux euros cinquante de plus avant TVA.
Ces chiffres semblent modérés au regard des taxation envisagées dans certains scénarios européens discutés. C'est précisément l'argument que le gouvernement mettra en avant : "Nous restons raisonnables, nous faisons preuve de mesure." Les professionnels du secteur qui dénonceront la taxe seront accusés de mauvaise foi.
Mais cette modération apparente cache une stratégie fiscale classique : commencer bas pour faciliter l'acceptation, puis augmenter progressivement. Le projet d'article L. 314-24 du code des impositions prévoit déjà l'indexation automatique des tarifs sur l'inflation. Chaque année, sans débat parlementaire, les taxes augmenteront mécaniquement. Et rien n'empêche le législateur de réviser à la hausse ces taux de base lors des prochaines lois de finances.
Le mécanisme est d'autant plus efficace qu'il crée une asymétrie structurelle entre acteurs. Les sites de vente en ligne, qui travaillent avec des volumes importants et des marges serrées, peuvent absorber partiellement cette taxe en réduisant leurs marges. Un site qui vend des volumes conséquents par jour peut optimiser sa logistique, négocier ses prix d'achat, jouer sur les économies d'échelle. Il peut afficher un prix public identique ou presque identique à celui d'avant la taxe, en acceptant une rentabilité moindre à court terme pour préserver ses parts de marché.
Les boutiques physiques n'ont pas cette flexibilité. Une boutique indépendante qui vend des volumes plus modestes a des loyers à payer, des salariés à rémunérer, des charges incompressibles. Elle ne peut pas absorber la taxe. Elle doit la répercuter intégralement sur le client. Résultat : un flacon qui coûte quinze euros sur internet en coûtera dix-sept cinquante en boutique. Le client rationnel achètera en ligne. La boutique perdra d'abord ses clients, puis son chiffre d'affaires, puis sa rentabilité, puis fermera.
C'est exactement ce qui s'est passé avec l'interdiction des puffs, comme je l'ai documenté dans mon précédent article. Entre février et septembre 2025, selon les estimations du secteur, plusieurs centaines de boutiques de vape ont fermé en France. Les bureaux de tabac, qui bénéficient d'une diversification de revenus et d'une protection réglementaire, ont mieux résisté. L'article 23 va accélérer ce mouvement de concentration.
2.3 Troisième mécanisme : L'agrément administratif
Mais le coup fatal ne vient ni de l'assimilation juridique ni de la taxation. Il vient du projet d'article L. 3513-18-2 du code de la santé publique, qui définit les conditions de commercialisation au détail des produits de vapotage.
Désormais, selon ces dispositions projetées, vendre des e-liquides nécessitera soit d'être un débitant de tabac, soit d'obtenir un "agrément administratif" délivré par l'État. Cet agrément sera accordé aux "établissements agréés par l'administration, disposant de moyens humains et matériels propres à collecter l'accise, exploités par des personnes physiques qui répondent aux conditions d'honorabilité, de probité, de capacité juridique et de formation déterminées par décret en Conseil d'État".
Chaque mot de cette phrase compte. "Moyens humains et matériels propres à collecter l'accise" : il faudra prouver qu'on a les ressources pour gérer la complexité fiscale. "Conditions d'honorabilité, de probité" : l'administration pourra disqualifier des candidats sur des critères subjectifs. "Capacité juridique et de formation" : il faudra suivre des formations, obtenir des certifications. "Déterminées par décret en Conseil d'État" : tout cela sera précisé ultérieurement, par voie réglementaire, sans débat parlementaire.
Plus grave encore : l'agrément peut être "suspendu ou retiré" à tout moment. Le projet d'article L. 3515-6-14 prévoit que "la méconnaissance" des dispositions relatives à la vape "peut donner lieu" à "la suspension ou au retrait de l'agrément". Pas de procédure contradictoire détaillée. Pas de garanties procédurales explicites. Une simple "méconnaissance" suffit.
En apparence, ce régime d'agrément ressemble à celui des pharmacies ou des débits de boissons. Dans les faits, il crée une dépendance totale vis-à-vis de l'administration. Imaginez qu'une boutique indépendante obtienne son agrément en 2026. Son exploitant investit pour se mettre en conformité, forme son personnel, installe les systèmes de traçabilité requis. Puis, en 2027, un contrôle révèle une irrégularité mineure : un affichage de prix incomplet, un document de traçabilité mal rempli. Suspension de l'agrément. Plus de droit de vendre. Stocks immobilisés. Chiffre d'affaires à zéro. Faillite en quelques semaines.
Ce régime d'agrément révocable transforme chaque boutique indépendante en entrepreneur sous tutelle. Il n'y a plus de droit à exercer son commerce. Il y a une autorisation précaire, conditionnelle, révocable. Les bureaux de tabac, eux, bénéficient d'un statut protégé, d'une licence qui se transmet, d'une position de quasi-service public. Les boutiques de vape, elles, sont à la merci d'un contrôleur pointilleux ou d'une interprétation restrictive d'un texte réglementaire.
L'article 23 prévoit également l'interdiction de la vente à distance aux particuliers dans le projet d'article L. 3513-18-4 modifié du code de la santé publique. Cette interdiction n'entrera pas en vigueur immédiatement. Le texte prévoit une entrée en vigueur "à une date fixée par décret qui ne peut être antérieure à la date d'entrée en vigueur" du reste de l'article et "au plus tard le premier jour du neuvième mois suivant l'achèvement de la procédure prévue par l'article 6 de la directive (UE) 2015/1535", c'est-à-dire la procédure de notification à la Commission européenne.
Ce délai n'est pas une protection. C'est une stratégie. En laissant la vente en ligne ouverte pendant quelques mois ou quelques années, le gouvernement peut prétendre qu'il n'étrangle pas le secteur. Il donne même l'impression de préserver un canal de distribution. Mais ce canal ne sera préservé que le temps nécessaire pour que les boutiques physiques disparaissent. Une fois le réseau indépendant détruit, une fois les milliers de points de vente transformés en quelques centaines d'établissements agréés survivants, l'interdiction du web tombera. Et à ce moment-là, il n'y aura plus personne pour protester efficacement.
III. LA STRATÉGIE EN DEUX TEMPS
3.1 Phase 1 (2026-2027) : Sélection et contrôle
La première phase commence avec l'entrée en vigueur de l'article 23, prévue au plus tôt second semestre 2026. Les agréments peuvent être demandés avant cette date, ce qui signifie que l'administration peut déjà commencer à trier les candidats. Qui obtiendra un agrément ? Les boutiques bien établies, avec des bilans comptables solides, des locaux conformes, des gérants sans le moindre antécédent judiciaire. Pas les petits entrepreneurs fragiles, pas les structures récentes, pas ceux qui ont déjà eu des problèmes avec l'administration fiscale ou sociale.
Cette sélection initiale aura un effet darwinien brutal. On estime, selon les ordres de grandeur communiqués par les organisations professionnelles du secteur, à environ trois mille le nombre de points de vente spécialisés en France. Combien obtiendront l'agrément ? Mille ? Quinze cents ? Le texte ne fixe aucun numerus clausus, mais la pratique administrative créera de facto un filtre. Et même parmi ceux qui obtiendront l'agrément, combien survivront à la triple contrainte de la taxe, de la complexité administrative et de la concurrence asymétrique avec les bureaux de tabac ?
Les bureaux de tabac, eux, bénéficient d'un avantage structurel considérable. Ils n'ont pas besoin d'agrément spécifique : leur statut de débitant leur donne automatiquement le droit de vendre des produits de vapotage. Ils sont déjà équipés pour gérer l'accise sur le tabac, la logistique est en place, les systèmes de traçabilité fonctionnent. Ajouter la vape à leur offre ne change presque rien à leur organisation. Le réseau compte environ vingt-trois mille quatre cents bureaux de tabac en France en 2025. Ils captent immédiatement les clients des boutiques fermées ou en difficulté.
Pendant cette première phase, la vente en ligne reste autorisée. C'est la soupape de sécurité qui permet d'éviter une explosion sociale. Les millions de vapoteurs français peuvent encore commander leurs produits. Les professionnels du secteur qui dénoncent l'article 23 seront accusés d'exagérer : "Mais regardez, la vente en ligne est toujours possible ! Nous ne tuons pas le secteur, nous l'encadrons !" Les associations de consommateurs, les organisations professionnelles, les voix critiques seront accusées de catastrophisme.
Mais cette phase n'est qu'une transition. Son objectif n'est pas de trouver un équilibre durable. C'est de créer les conditions de la phase deux.
3.2 Phase 2 (2027-2028) : Élimination et monopole
La deuxième phase commence quand le réseau des boutiques indépendantes est suffisamment affaibli. À ce moment-là, probablement lors de la loi de finances 2027 ou 2028, l'interdiction de la vente en ligne entre en vigueur. Le décret d'application du projet d'article L. 3513-18-4 est publié. Du jour au lendemain, tous les sites e-commerce français de vape deviennent illégaux.
Les arguments pour justifier cette interdiction sont déjà prêts : protection de la jeunesse (les mineurs commandent en ligne avec la carte bancaire de leurs parents), lutte contre le marché gris (produits non conformes vendus depuis l'étranger), nécessité de contrôler la distribution pour assurer la traçabilité et la collecte de l'accise. Tous ces arguments sont partiellement valides, ce qui les rend d'autant plus efficaces.
À ce stade, le paysage du marché aura radicalement changé. Les milliers de boutiques de 2025 seront peut-être quelques centaines. Les bureaux de tabac, eux, maintiendront leur réseau d'environ vingt-trois mille quatre cents établissements. Le rapport de force sera écrasant. Les buralistes représenteront une part très majoritaire du chiffre d'affaires total de la vape. Les fabricants d'e-liquides indépendants, privés de leurs canaux de distribution historiques, devront négocier avec les grossistes qui alimentent les bureaux de tabac. Ces grossistes sont souvent liés aux cigarettiers. La boucle sera bouclée.
Les cigarettiers eux-mêmes, qui ont massivement investi dans la vape depuis dix ans, sortiront grands vainqueurs. British American Tobacco avec Vype, Imperial Brands avec Blu, Japan Tobacco avec Logic : ces marques dominent déjà la distribution en grande surface et en bureau de tabac. Avec la disparition des boutiques indépendantes, elles auront le champ libre. Les petits fabricants français devront soit se vendre, soit accepter des marges écrasées, soit disparaître.
Cette concentration industrielle ne sera pas présentée comme un problème. Au contraire : elle sera valorisée comme une "professionnalisation" du secteur, une "montée en qualité", une "meilleure traçabilité". Les autorités souligneront que les grands industriels ont les moyens d'investir dans la recherche et développement, de respecter les normes les plus strictes, de garantir la sécurité des produits. Ce qui était un marché dynamique et innovant, porté par des PME indépendantes et des entrepreneurs passionnés, deviendra un oligopole contrôlé par les mêmes acteurs qui vendent le tabac combustible.
3.3 Le précédent australien revisité
Cette stratégie en deux temps n'est pas une nouveauté. C'est une forme sophistiquée de ce qui s'est passé en Australie, mais avec une différence fondamentale. En Australie, le gouvernement a choisi la voie de l'interdiction explicite : vape uniquement sur ordonnance, vente en pharmacie exclusivement, bannissement des importations. Le résultat a été catastrophique : entre soixante-dix et quatre-vingt-dix pour cent du marché bascule dans l'illégalité, explosion de la criminalité organisée, violences entre gangs pour le contrôle du trafic, magasins incendiés, produits dangereux en circulation.
La France a appris de cet échec. Plutôt qu'interdire frontalement, ce qui crée un marché noir ingérable et provoque une résistance politique, on réglemente jusqu'à l'asphyxie. On crée un cadre juridique si contraignant que seuls les acteurs déjà intégrés au système peuvent survivre. On donne l'illusion du choix : "Vous pouvez toujours ouvrir une boutique de vape, il suffit d'obtenir un agrément." Mais dans les faits, cet agrément devient inaccessible ou trop risqué pour la majorité.
Cette approche est plus sophistiquée et probablement plus efficace. Elle ne crée pas de marché noir massif, parce que les produits restent légalement disponibles. Elle ne provoque pas de mobilisation politique majeure, parce qu'il n'y a pas d'interdiction frontale à dénoncer. Elle permet même au gouvernement de se présenter comme raisonnable : "Nous n'interdisons rien, nous encadrons."
Mais le résultat final est similaire : destruction de la filière indépendante, concentration du marché entre les mains des buralistes et des cigarettiers, fin de la vape comme outil d'innovation et de réduction des risques porté par des acteurs distincts de l'industrie du tabac.
Dans mon précédent article, j'avais analysé comment l'interdiction des puffs en France avait déjà créé des effets pervers similaires à ceux observés en Australie : marché noir résiduel, détournement de la loi par des produits "rechargeables" qui n'en sont pas vraiment, retour au tabagisme pour une partie des jeunes utilisateurs. L'article 23 ne corrige aucun de ces problèmes. Il les aggrave en détruisant les circuits légaux qui pouvaient encore servir d'alternative.
IV. QUI GAGNE, QUI PERD
4.1 Les perdants évidents
Les perdants les plus visibles sont les milliers de boutiques de vape indépendantes et les emplois qu'elles génèrent. Ces chiffres, estimés par les organisations professionnelles du secteur, représentent des trajectoires individuelles, des projets entrepreneuriaux, des vies professionnelles. Tous les Augustin, dont je racontais l'histoire dans mon précédent article, en font partie. Tous ceux qui ont investi leurs économies dans leurs boutiques. Tous ceux qui ont formé des salariés, développé une expertise, construit une clientèle fidèle, gagné une réputation locale. Avec l'article 23, leur modèle économique devient impossible.
Les millions de vapoteurs français sont les autres perdants directs. Pas tous immédiatement, mais progressivement. Ceux qui habitent en zone urbaine dense auront peut-être encore accès à une boutique agréée ou un bureau de tabac bien achalandé. Ceux qui vivent en zone rurale ou périurbaine verront leur offre se réduire drastiquement. Le choix de produits diminuera : les bureaux de tabac ne stockent pas les dizaines de références d'e-liquides que proposaient les boutiques spécialisées. Les conseils personnalisés disparaîtront : un buraliste qui vend accessoirement de la vape n'a ni le temps ni la formation pour accompagner un fumeur dans son sevrage.
Les fumeurs qui auraient pu basculer vers la vape perdent aussi, même s'ils ne le savent pas encore. Des dizaines de milliers de fumeurs français arrêtent chaque année grâce au vapotage, selon les estimations des observatoires de santé publique. Ces transitions se font majoritairement via les boutiques spécialisées, qui jouent un rôle d'accompagnement que les bureaux de tabac n'assurent pas. Avec la disparition de ces boutiques, le principal outil de sevrage tabagique non médicamenteux devient moins accessible. Une partie de ces fumeurs continueront à fumer. Certains mourront de maladies liées au tabac. Le bilan sanitaire de l'article 23 se comptera en vies perdues, mais ces vies ne feront pas la une des journaux.
4.2 Les gagnants structurels
Les gagnants sont moins nombreux mais beaucoup plus puissants. D'abord, les quelque vingt-trois mille quatre cents bureaux de tabac français. Ils captent mécaniquement la clientèle des boutiques fermées. Leur part de marché dans la vape, estimée par les analystes sectoriels à environ 68% en septembre 2025, va probablement dépasser 85% dans les années suivantes. Les buralistes n'ont pas demandé cette concentration, mais ils en profiteront. Leur fédération professionnelle, puissante et bien représentée au Parlement, défendra l'article 23 comme une mesure de "mise en ordre" du marché.
Ensuite, les cigarettiers. British American Tobacco, Imperial Brands, Japan Tobacco International ont tous une stratégie de diversification vers les "produits à risque réduit". La vape fait partie de cette stratégie. Mais ces industriels ont toujours été gênés par l'existence d'un marché indépendant dynamique, innovant, capable de proposer des produits de qualité à des prix inférieurs aux leurs. L'article 23 résout ce problème. Avec la disparition des circuits indépendants, les cigarettiers contrôleront à la fois la production, la distribution et les prix. Leur objectif n'a jamais été de faire disparaître la vape. C'est de la contrôler.
L'État est un gagnant à court terme. L'accise sur les produits de vapotage générera des recettes fiscales nouvelles. Le ministère des Finances peut afficher un rendement budgétaire positif. Le ministère de la Santé peut prétendre avoir agi pour protéger la jeunesse. Les deux peuvent se féliciter d'avoir "encadré" un marché qui était "trop peu régulé". Ces gains politiques et budgétaires immédiats masquent les pertes sanitaires et économiques à moyen terme, mais ces pertes seront diffuses, lentes à se matérialiser, difficiles à attribuer causalement à l'article 23.
Les grands acteurs du e-commerce qui ont les moyens d'obtenir un agrément et de se conformer aux exigences administratives gagneront aussi, au moins temporairement. Avant l'interdiction finale de la vente en ligne, ils bénéficieront d'une concentration de la demande. Les petits sites disparaîtront, faute de moyens pour supporter les coûts de mise en conformité. Les gros absorberont leurs parts de marché. Quand l'interdiction tombera, ces acteurs auront déjà amorti leurs investissements et pourront se reconvertir ou négocier leur rachat par des groupes plus larges.
4.3 Le bilan sanitaire
Le bilan sanitaire global de l'article 23 sera négatif. Ce n'est pas une opinion politique, c'est une conséquence mécanique de la réduction de l'accessibilité du vapotage. Public Health England, le Royal College of Physicians, Cochrane, toutes les autorités sanitaires britanniques ont établi que le vapotage est environ 95% moins nocif que le tabac combustible et constitue l'outil de sevrage le plus efficace pour les fumeurs qui échouent avec les substituts nicotiniques classiques.
La France comptait en 2024 des millions de fumeurs quotidiens. Le tabac tue environ soixante-quinze mille personnes par an dans le pays. Chaque point de pourcentage de fumeurs qui basculent vers la vape représente des dizaines de milliers de personnes. Si l'article 23 réduit ne serait-ce que de dix pour cent le nombre de fumeurs qui auraient basculé vers la vape, cela représente plusieurs dizaines de milliers de personnes qui continueront à fumer et dont une partie mourra prématurément de maladies liées au tabac.
Ces morts ne seront pas imputées à l'article 23. Elles apparaîtront dans les statistiques générales de mortalité liée au tabac. Personne ne fera le lien entre une loi de finances votée en 2025 et un cancer du poumon diagnostiqué en 2035. C'est précisément pour cette raison que les politiques publiques en matière de santé sont si difficiles à évaluer : les bénéfices d'une bonne politique ou les coûts d'une mauvaise ne se manifestent qu'à long terme, quand les responsables politiques qui les ont votées ne sont plus en fonction.
Dans mon article précédent, je citais les données préliminaires de l'OFDT sur l'augmentation du tabagisme chez les jeunes après l'interdiction des puffs. Ces données, bien que préliminaires et sur échantillon limité, suggèrent un effet de substitution négatif : des jeunes qui avaient arrêté de fumer via la vape sont retournés au tabac quand leurs produits ont été interdits. L'article 23 risque d'amplifier ce phénomène en rendant plus difficile l'accès à des alternatives au tabac combustible.
V. L'APPEL
5.1 Ce qui peut encore changer
Le projet de loi de finances n'est pas adopté. Jeudi 17 octobre, un vote de censure pourrait renverser le gouvernement et tout bouleverser. Même si le gouvernement survit, le texte doit passer par l'Assemblée nationale, le Sénat, une commission mixte paritaire, un retour éventuel à l'Assemblée. Des amendements peuvent être déposés. Des articles peuvent être réécrits. Des compromis peuvent être trouvés.
L'article 23 n'est pas intouchable. Techniquement, il serait possible de retirer les dispositions relatives au régime d'agrément tout en conservant la taxation. Il serait possible d'exclure explicitement la vape de l'interdiction de vente à distance, en maintenant seulement l'obligation de vérification de l'âge. Il serait possible de fixer des seuils de taxation beaucoup plus bas, reconnaissant explicitement le rôle du vapotage dans la réduction des risques. Il serait possible de prévoir des exceptions pour les petites structures, un régime simplifié pour les boutiques indépendantes.
Toutes ces options sont techniquement faisables. La question est politique : y a-t-il une volonté parlementaire de défendre la vape indépendante ? Y a-t-il des députés ou des sénateurs prêts à porter des amendements ? Y a-t-il une mobilisation suffisante des professionnels et des consommateurs pour créer un rapport de force ?
La FIVAPE a annoncé qu'elle "mobilise tous ses moyens pour le retrait de l'article 23". Des milliers de professionnels partout en France sont appelés à interpeller leurs élus locaux. Des millions de vapoteurs peuvent théoriquement faire entendre leur voix. Mais cette mobilisation devra affronter la machine bien huilée du lobby buraliste, le poids des cigarettiers, et l'inertie d'un appareil d'État qui a déjà arbitré en faveur de l'article 23.
5.2 L'urgence de la lucidité
Il faut être lucide : les chances de succès sont faibles. Le texte tel qu'il est rédigé est le résultat de négociations longues entre plusieurs ministères et groupes d'intérêt. Il a été pensé pour être défendable politiquement : pas d'interdiction frontale, une taxation "modérée", un discours de "protection de la jeunesse" et de "mise en ordre du marché". Techniquement, il est cohérent. Juridiquement, il est solide. Politiquement, il a le soutien de l'exécutif.
Face à cela, les opposants doivent comprendre qu'ils ne se battent pas seulement contre un article de loi. Ils se battent contre une vision du monde où le vapotage est perçu comme un problème à résoudre plutôt que comme une solution à encourager. Ils se battent contre des décennies d'hostilité administrative envers le tabac, hostilité qui se reporte automatiquement sur tout ce qui y ressemble de près ou de loin. Ils se battent contre des intérêts économiques massifs qui voient dans la vape indépendante une menace pour leurs positions établies.
Cette lucidité ne doit pas conduire au découragement, mais à une stratégie adaptée. Il ne suffit pas de dire "l'article 23 est injuste" ou "la vape sauve des vies". Il faut construire un argumentaire qui réponde aux préoccupations légitimes des décideurs : oui, il faut protéger les mineurs, et voici comment le faire sans détruire les circuits responsables. Oui, il faut financer les politiques de santé publique, mais taxer excessivement la vape revient à subventionner le tabac. Oui, il faut encadrer le marché, mais l'agrément administratif révocable n'est pas de l'encadrement, c'est de la mise sous tutelle.
5.3 Au-delà de la France : Le signal européen
L'article 23 a une portée qui dépasse la France. Si ce modèle réglementaire fonctionne, s'il permet effectivement de concentrer le marché de la vape entre les mains des buralistes et des cigarettiers sans provoquer de résistance politique majeure, il sera imité. D'autres pays européens regardent l'expérience française. Des discussions sont en cours au niveau européen sur l'harmonisation fiscale des produits de vapotage. L'article 23 peut servir de prototype.
À l'inverse, si l'article 23 est retiré ou substantiellement amendé suite à une mobilisation réussie, cela enverra un signal différent : les citoyens européens ne sont pas prêts à accepter la destruction de la vape indépendante. Les parlements nationaux peuvent résister aux pressions des lobbies. Une autre voie est possible.
Ce qui se joue en France en octobre 2025 dépasse donc largement les frontières hexagonales. C'est un test pour savoir si l'Europe prendra la voie australienne, celle de la prohibition déguisée et du marché noir, ou si elle saura inventer un modèle qui protège effectivement la jeunesse tout en préservant la vape comme outil de réduction des risques.
5.4 La responsabilité intellectuelle
Cet article est une contribution à un débat qui ne fait que commencer. Il n'a pas la prétention de tout expliquer ni de tout prévoir. L'article 23 comporte plusieurs pages de modifications juridiques complexes. J'en ai extrait ce qui me semble essentiel : les trois mécanismes de strangulation, la stratégie en deux temps, le bilan des gagnants et des perdants. D'autres analyses viendront, plus techniques, plus détaillées, peut-être plus nuancées.
Mais il fallait commencer par nommer clairement ce qui se passe : la mise à mort programmée de la vape indépendante. Non pas par idéologie, non pas par acharnement, mais par une mécanique administrative implacable qui, sous couvert d'encadrement, détruit ce qu'elle prétend réguler.
Si vous êtes un professionnel du secteur, utilisez cet article pour interpeller vos élus, expliquer à vos clients, alimenter le débat public. Si vous êtes un vapoteur, comprenez que ce qui est en jeu dépasse le prix de votre flacon ou la disponibilité de votre arôme préféré. C'est l'existence même d'une alternative au tabac combustible qui n'est pas contrôlée par ceux qui vendent le tabac combustible. Si vous êtes un décideur politique ou un journaliste, lisez l'article 23 attentivement. Allez au-delà des communiqués du gouvernement et des tribunes des lobbies. Regardez ce qui s'est passé en Australie. Regardez les données britanniques sur l'efficacité du vapotage. Et demandez-vous si ce texte servira vraiment la santé publique ou s'il servira surtout des intérêts privés.
L'article 23 est sur la table. Le débat parlementaire commence. Ce n'est pas encore écrit.
SOURCES ET RÉFÉRENCES
Documents officiels
- Assemblée nationale - Projet de loi de finances 2026, Article 23
- Légifrance - Code général des impôts
- Légifrance - Code de la santé publique
Organisations professionnelles et analyses sectorielles
- FIVAPE - Communiqué 14 octobre 2025
- VapingPost - Analyses détaillées article 23
- Brice Lepoutre - Président de La Vape Market, fondateur/administrateur de forum-ecigarette.com, ancien Président de l'AIDUCE
- Témoignages professionnels secteur (octobre 2025)
Données sanitaires
- Santé Publique France - Tabagisme en France - Environ 75 000 décès annuels liés au tabac
- OFDT - Observatoire français des drogues et des tendances addictives
- Public Health England / OHID - Rapports sur la réduction des risques (2015-2022)
Article compagnon
- "95% Moins Nocif, 100% Interdit : Comment l'Europe prépare la prochaine prohibition" - Contexte, données scientifiques, cas australien, interdiction des puffs
Article rédigé le 15 octobre 2025
Dernière mise à jour : 15 octobre 2025
Les dispositions citées du code des impositions sur les biens et services et du code de la santé publique sont issues du projet de loi de finances 2026 et restent soumises au processus parlementaire.
Contact et documentation complémentaire disponibles sur demande.