"L'ENA a réussi ce tour de force : créer une aristocratie républicaine qui cumule l'arrogance nobiliaire et l'incompétence bourgeoise."

— Michel Crozier, La Société bloquée (1970)

La France représente une expérience unique de technocratie au sein d'une démocratie formelle. Depuis 1945, l'École Nationale d'Administration (devenue INSP en 2022) a produit une caste de hauts fonctionnaires qui monopolise les sommets de l'État : 4 présidents sur 8, 12 premiers ministres sur 24, 60% des directeurs de cabinet ministériels. À titre de comparaison, en Allemagne, seuls 7% des hauts fonctionnaires sont issus de la même école, contre plus de 60% en France. Au Royaume-Uni, l'élite administrative est éclatée entre plusieurs filières. Seule la France concentre autant de pouvoir dans un corps aussi homogène. Cette "énarchie" incarne la tentation perpétuelle française de confier le pouvoir aux "meilleurs" - une méritocratie républicaine censée allier compétence technique et légitimité démocratique. L'examen de ce modèle révèle pourtant l'échec systématique de cette République des sachants, produisant une élite déconnectée, arrogante et paradoxalement incompétente face aux défis réels.

a. Mémoires ENA et déconnexion

L'analyse des mémoires de fin d'études de l'ENA révèle avec une cruauté involontaire la déconnexion structurelle de cette élite. Ces documents, conservés à la bibliothèque de l'École (désormais INSP), dessinent le portrait d'une caste qui pense la France depuis les bureaux parisiens sans jamais la rencontrer. La suppression de l'ENA en 2022 et sa transformation en Institut National du Service Public n'a d'ailleurs rien changé à la logique structurelle : l'INSP hérite de la même sociologie, du même processus de sélection, et du même entre-soi normatif, comme l'ont montré les premières études sur les promotions post-réforme. Florilège édifiant des sujets traités par les futurs dirigeants (promotion 2019-2021) : "L'optimisation de la gouvernance multi-niveaux dans les territoires ruraux", "La modernisation des processus décisionnels dans l'administration déconcentrée", "Vers une approche systémique de la transformation publique".

Pierre-Antoine de Montmorency* (nom fictif, profil réel), major de la promotion Molière 2020, incarne cette excellence déconnectée. Fils d'ambassadeur, khâgne à Henri IV, Sciences Po, master à la LSE. Son mémoire : "Repenser l'interface État-citoyens à l'ère digitale". 127 pages de concepts ("design thinking territorial", "agilité administrative", "gouvernance apprenante") sans un seul exemple concret, sans une seule visite de terrain, sans un seul témoignage citoyen. Interrogé lors de sa soutenance sur l'application pratique, il répond : "C'est aux services opérationnels de décliner la vision stratégique."

L'étude sociologique de la promotion 2022 révèle l'homogénéité écrasante : 82% issus de CSP+, 67% parisiens d'origine, 89% jamais travaillé dans le privé, 94% jamais vécu en zone rurale. Marie Leclerc, sociologue à l'EHESS, qui a suivi une promotion pendant deux ans, témoigne : "Ils sont brillants, cultivés, travailleurs. Mais ils vivent dans une bulle cognitive totale. Pour eux, la France c'est des statistiques INSEE et des rapports de l'OCDE. Un élève m'a demandé sérieusement si les Gilets Jaunes parlaient français correctement."

Thomas B.*

Préfet (témoignage anonyme)

"Ils arrivent avec leurs certitudes parisiennes, passent 6 mois à nous expliquer comment moderniser nos pratiques archaïques, et repartent convaincus d'avoir compris la France profonde. J'en ai vu un proposer de digitaliser l'accueil de la sous-préfecture dans un département où 40% des administrés n'ont pas internet."

Le système de formation amplifie cette déconnexion. Les stages en préfecture, censés créer le contact avec le terrain, deviennent des passages obligés où les futurs énarques observent la France provinciale comme des anthropologues en terre exotique.

b. Mamadou et le mépris vécu

Mamadou Diallo*, 44 ans, agent de sécurité au ministère de l'Économie, incarne les invisibles qui font fonctionner la machine étatique et subissent quotidiennement le mépris de classe de cette technocratie. Arrivé du Mali à 19 ans, naturalisé français, père de trois enfants tous bacheliers, il témoigne de vingt ans d'humiliations ordinaires dans les couloirs du pouvoir.

Mamadou Diallo*

Agent de sécurité, ministère de l'Économie

"Vous savez comment ils nous appellent ? 'Les transparents'. On est là mais ils ne nous voient pas. J'ai vu défiler sept ministres, des dizaines de directeurs de cabinet. Pas un ne connaît mon prénom. Pour eux, je suis 'le vigile', point. Pourtant j'ai une licence de droit de Bamako, je parle quatre langues. Mais bon, je suis noir en uniforme, donc je n'existe pas."

Son quotidien révèle la violence symbolique de cette élite autoproclamée. "Le pire, c'est les jeunes énarques en stage. Hautains, méprisants, ils te parlent comme à un demeuré. L'un d'eux, l'année dernière, m'explique lentement, en articulant, comment fonctionne le contrôle des badges. Mec, ça fait 20 ans que je gère la sécurité ici ! J'ai empêché trois intrusions, désamorcé des situations de crise. Mais pour lui, je suis juste un obstacle entre la porte et son bureau."

L'incident qui l'a le plus marqué date de 2018. "Mouvement social, le ministère quasi vide. Un samedi, alerte incendie dans les archives du 3e. Je monte, j'éteins le début de feu avec l'extincteur. J'ai littéralement sauvé des documents historiques. Lundi, le directeur de cabinet convoque... mon chef pour le féliciter de 'la bonne gestion de l'incident par ses équipes'. J'étais seul ce jour-là ! Mon nom n'apparaît nulle part. Pour eux, l'héroïsme d'un agent de sécurité est conceptuellement impossible."

Cette invisibilisation s'étend à l'expertise acquise. "En 20 ans, j'ai vu passer toutes les réformes de 'modernisation'. À chaque fois, des consultants McKinsey payés 5 000 euros/jour viennent nous expliquer notre métier. Leurs recommandations ? Ce qu'on leur dit depuis des années. Mais venant de nous, ça ne vaut rien. Il faut que ce soit PowerPointé par un cabinet pour que ça devienne une 'innovation managériale'."

Son fils aîné, Boubacar, major de promo en école d'ingénieur, a vécu le plafond de verre. "Candidat à l'ENA, tous les critères remplis. À l'oral, le jury lui demande s'il 'se sent vraiment français' et s'il ne serait pas 'plus utile au Mali'. Mon fils né à Bondy, qui n'a jamais vécu ailleurs qu'en Seine-Saint-Denis ! Il a compris. Cette école n'est pas pour les Diallo. Il est parti faire un PhD à Toronto. La France perd ses talents mais garde ses Montmorency."

c. L'échec de la République des sachants

L'inadéquation de cette technocratie éclate dans sa gestion des crises réelles. Le fiasco des masques COVID en 2020 reste l'exemple paradigmatique. En 2011, Xavier Bertrand, ministre de la Santé, suit les recommandations des experts de son cabinet (majoritairement énarques) : détruire une partie du stock stratégique de masques pour "optimiser les coûts de stockage". Le directeur de cabinet qui valide cette décision deviendra préfet, puis dirigera un grand groupe hospitalier. En 2020, Olivier Véran découvre des stocks vides et des soignants envoyés au front sans protection.

L'analyse des grandes réformes françaises révèle le pattern d'échec. La réforme des retraites, serpent de mer depuis 1993, illustre l'incapacité structurelle. Chaque gouvernement produit un rapport technocratique brillant (Charpin 1999, Moreau 2013, Delevoye 2019) proposant la solution "optimale". Chaque fois, la rue rejette violemment ces plans conçus dans les bureaux. Jean-Claude Mailly, ex-secrétaire général de FO, résume : "Ils modélisent des Français moyens qui n'existent pas. Leur 'carrière complète linéaire', c'est 15% des vrais gens. Le reste - intérim, chômage, temps partiel subi - n'entre pas dans leurs équations Excel."

La gestion de la désindustrialisation révèle l'aveuglement idéologique. Les rapports officiels des années 1980-2000 théorisent la "mutation vers les services", la "montée en gamme", la "spécialisation intelligente". Résultat : 2 millions d'emplois industriels perdus, des territoires sinistrés, une dépendance stratégique révélée par le COVID. Michel Villette, sociologue à AgroParisTech, qui a analysé 200 rapports administratifs sur l'industrie : "Pas un ne partait du terrain. Tous appliquaient des théories abstraites - avantages comparatifs, destruction créatrice. Les hauts fonctionnaires qui fermaient les usines n'avaient jamais mis les pieds dans un atelier."

Plus fondamentalement, cette technocratie échoue sur ses propres critères d'efficacité. La France cumule les records : dépense publique la plus élevée (59% du PIB), prélèvements obligatoires maximaux (48%), mais services publics perçus comme dégradés, mobilité sociale en panne, défiance record. L'énarque Philippe Aghion, devenu économiste critique du système, l'avoue : "Nous avons créé une machine administrative parfaite en théorie, grippée en pratique. Trop d'intelligence analytique, zéro intelligence pratique."

Le paradoxe terminal : cette élite censée incarner la méritocratie républicaine fonctionne comme une aristocratie héréditaire. Étude du sociologue Jules Naudet (2025) : 40% des admis à l'ENA ont un parent haut fonctionnaire, 60% un parent cadre supérieur. La "méritocratie" reproduit les privilèges en les légitimant par le "mérite". Thomas Piketty ironise : "L'Ancien Régime justifiait l'inégalité par la naissance, nous par le concours. Le résultat est identique : une caste qui se reproduit en se croyant légitime."

Cette tentative française révèle ainsi l'impossibilité de résoudre l'inadéquation démocratique par la technocratie, même "républicaine". L'expertise déconnectée produit des solutions inadaptées, le mépris de classe génère la défiance, l'entre-soi méritocratique recrée l'aristocratie. Loin de réconcilier compétence et démocratie, le modèle français les oppose, produisant une élite brillamment incompétente et un peuple légitimement révolté. L'échec de cette République des sachants démontre qu'aucune expertise, aussi sophistiquée soit-elle, ne peut se substituer à la délibération démocratique ancrée dans le réel.

Comme l'écrivait Jacques Rancière : "La démocratie n'est pas le gouvernement des savants, mais le gouvernement de ceux qui n'ont aucun titre à gouverner." La sagesse collective des "transparents" vaut tous les mémoires de l'ENA.

"J'ai compris que pour eux, mon fils pouvait réussir, mais pas diriger. Et ça, ce n'est pas une république. C'est un royaume sans couronne."

— Mamadou Diallo