Strasbourg. Janvier 2035. Troisième canicule hivernale consécutive – 26°C à l'ombre. Sur le parvis Kléber, les jonquilles, fleuries à Noël, achèvent de faner. L'an dernier c'était 24°C. L'année prochaine, on nous annonce 28.

Au Break'n good, climatisation défaillante, j'essuie des verres en attendant. J'ai 54 ans. Ma boutique de vape a fermé en 2032, écrasée par les régulations du Conseil algorithmique de santé. Je sers des cafés maintenant. C'est moins compliqué.

Un journaliste entre, transpirant malgré l'heure matinale. Il prépare une série sur "La génération qui a laissé mourir la démocratie". Il veut m'interviewer. Moi, Augustin Kuentz, l'homme qui avait écrit sur la crise démocratique en 2025.

"Alors, vous qui aviez imaginé des solutions..."

Je ris amèrement. Dix ans. Dix ans qu'on savait. L'abstention a franchi les 75% aux dernières législatives. Plus personne ne fait semblant.

"Vous voulez savoir ce qui s'est passé ? Regardez autour de vous."

Je lui montre la rue du 22 Novembre par la fenêtre. Trottoirs délavés. Volets clos même à 10h du matin. Les écrans publics diffusent les "Recommandations Citoyennes Optimisées" – des décisions prises par des IA que personne ne contrôle. "Consultation publique annulée", défile en boucle.

Les visages de l'effondrement

"Sarah, la boulangère ? Boutique fermée l'an dernier. Normes algorithmiques incompréhensibles. Elle est caissière chez Carrefour. Amory Weber, le gamin qui disait 'la politique c'est dead' ? Parti à Montréal en 2029 avec la moitié de sa génération. Son dernier message : 'Tonton, ici au moins on peut voter sur ce qui nous concerne.'"

Le journaliste prend des notes. Je continue, la voix de plus en plus sourde.

"Ma mère Gabrielle est morte en 2030. Les trois dernières années, elle n'a plus pu voter - trop faible pour se déplacer. Le vote à distance ? Réservé aux détenteurs du Pass Citoyen Numérique Premium depuis 2031. Elle n'avait pas les moyens. On lui avait promis un médiateur numérique gratuit. Il n'est jamais venu. Elle qui avait voté à chaque élection depuis ses 18 ans. 'C'est comme si je n'existais plus', elle répétait."
"Et votre fille ?"

Ah, Céleste. Le coup de grâce.

"Céleste Curieuse. Vous savez ce que c'est d'avoir donné à sa fille un prénom qui devient une malédiction ? À 13 ans aujourd'hui, elle ne se demande même pas pourquoi elle ne peut pas voter sur l'aménagement de son collège. Elle a un 'profil citoyen passif' – statut par défaut dans l'administration civique. Quand je lui parle d'une époque où les citoyens pouvaient vraiment peser sur les décisions, elle me regarde comme on écoute un vieux mythe."

Le journaliste hésite, puis pose LA question :

"Qu'est-ce qui vous a manqué pour agir ?"

L'aveu d'impuissance

Je sors de ma poche un papier jauni. La première page de mon manifeste. Démocratie 3.0 – Pour une souveraineté quotidienne. L'encre a presque disparu.

"Le courage. On avait les idées, la technologie, même un début de plan. Vote pondéré, IA citoyenne, blockchain démocratique... Mais on a préféré se plaindre plutôt que construire. On a critiqué au lieu de proposer. On a attendu que d'autres agissent."

Je relis une dernière fois ma propre phrase : "Je suis un artisan. Pas du futur, mais du présent augmenté."

"Je suis devenu l'artisan d'un présent amputé."

Le journaliste range son carnet. Dehors, une manifestation passe. Trois cents personnes qui crient dans le vide contre la chaleur, contre les algorithmes, contre l'impuissance. Comme chaque semaine. Comme si crier suffisait.

Je remets mon vieux béret stetson élimé. Le même qu'en 2025 quand j'aurais pu écrire autre chose qu'un constat d'impuissance.

Au moment de partir, je murmure la formule de Gavin Wood que j'aimais tant citer :

"Less Trust, More Truth."

Sauf qu'on n'a construit ni l'un ni l'autre.
Juste du vide.

Break'n good, janvier 2035

Augustin Kuentz

(Ce monde existe. Il existe chaque fois que l'on remet à demain ce qu'on sait devoir changer aujourd'hui.)