*Les témoignages marqués d'un astérisque représentent des personnages composites construits à partir de multiples témoignages réels pour préserver l'anonymat.
Introduction : Quand le soin devient marché
Cette exploration examine comment la transformation du soin en marché crée une forme sophistiquée de captation économique qui épuise simultanément les finances collectives et l'accès aux soins urgents. Il ne s'agit pas d'incriminer l'immense majorité des soignants qui œuvrent avec dévouement, mais d'analyser les mécanismes structurels qui transforment parfois la médecine en système d'extraction économique.
Car les données convergent vers un constat accablant. La revue systématique de Müskens et al., publiée en 2022 dans BMC Health Services Research, révèle que la surutilisation diagnostique affecte l'ensemble des systèmes de santé occidentaux, avec l'imagerie médicale en tête des pratiques superflues1.
Aux États-Unis, jusqu'à 25 % des dépenses de santé - soit plus de 900 milliards de dollars annuels - seraient consacrées à des tests et procédures médicalement non justifiés selon le Commonwealth Fund2.
En France, l'Institut de recherche et documentation en économie de la santé (IRDES) distingue désormais trois catégories de dysfonctionnements : le sur-usage (acte non indiqué), le mésusage (acte indiqué mais mal réalisé) et le sous-usage (acte indiqué non réalisé). Cette typologie, établie dans leur rapport de 2022, reconnaît officiellement l'ampleur systémique du phénomène3.
Cette dérive illustre tragiquement l'inadéquation démocratique face aux systèmes complexes : nous documentons méthodiquement les dysfonctionnements, nous les chiffrons avec précision, mais nous restons structurellement incapables d'agir.
1. La multiplication des examens : l'escalade diagnostique
Le parcours de Marc : 903 euros pour un lumbago
Reprenons l'histoire de Marc Dubois, 52 ans, commercial lyonnais. Sa douleur dorsale après un faux mouvement en jardinant va déclencher une spirale diagnostique qui mérite d'être détaillée.
D'abord, la consultation chez le généraliste : 25 euros. "Par précaution", celui-ci prescrit une radiographie standard : 40,68 euros supplémentaires. Le radiologue, voyant une image qu'il juge "peu claire", recommande un scanner lombaire "pour éliminer une hernie" : 124,85 euros. Le scanner suggérant une "zone d'ombre", une IRM est prescrite "pour confirmation" : 268,80 euros.
S'ensuit alors le ballet des spécialistes. Consultation rhumatologique : 60 euros. Le rhumatologue, prudent, oriente vers un neurochirurgien "pour avis spécialisé" : 80 euros. Celui-ci prescrit un électromyogramme "pour exclure une atteinte nerveuse" : 120,48 euros. Pour faire bonne mesure, des analyses biologiques complètes sont demandées : 183,60 euros.
Total : 903,41 euros remboursés par l'Assurance Maladie. Tous ces tarifs correspondent au référentiel CCAM 2024, version 69.
"Chaque spécialiste faisait son travail. Mais j'avais l'impression d'être sur un tapis roulant. Je leur disais que c'était juste un faux mouvement, mais chacun prescrivait l'examen suivant 'par sécurité'. Six semaines pour obtenir un diagnostic que mon kiné avait posé en cinq minutes."
Ces actes, rappelons-le, sont formellement déconseillés par les guidelines internationales. La Haute Autorité de Santé recommande explicitement de ne pas réaliser d'imagerie en lombalgie commune sans drapeaux rouges avant six semaines. Une recommandation largement ignorée dans la pratique. Le cas de Marc illustre parfaitement le sur-usage défini par l'IRDES : des actes non indiqués médicalement mais réalisés systématiquement.
Les mécanismes économiques qui nourrissent la machine
Cette multiplication n'est pas le fruit du hasard. Elle s'explique par ce que les économistes de la santé nomment la "supplier-induced demand" - la demande induite par l'offre (lorsque le médecin crée lui-même le besoin d'examens supplémentaires), théorisée dès 1974 par l'économiste Robert Evans et raffinée par Uwe Reinhardt dans le Journal of Health Economics4.
Le mécanisme est d'une simplicité redoutable. Dans notre système de tarification à l'activité (T2A), instauré en France en 2007 pour les établissements de santé publics et privés, la rémunération s'effectue au séjour selon des groupes homogènes de malades (GHM), adaptation française des Diagnosis Related Groups (DRG) américains.
Concrètement ? Un scanner thoracique rapporte 247,50 euros à l'établissement. Une consultation simple, 25 euros. L'incitation économique est mathématique : plus d'actes techniques égale plus de revenus.
Urgentiste au CHU de Bordeaux depuis quinze ans
"En 2010, une douleur thoracique typique nécessitait un électrocardiogramme et une prise de sang - environ 150 euros d'examens. Aujourd'hui, le protocole standard inclut systématiquement scanner thoracique, échocardiographie, Holter 24 heures, consultation cardiologique spécialisée, test d'effort... Nous dépassons régulièrement 2 000 euros d'examens."
"Dans la grande majorité des cas selon les urgentistes que j'ai interrogés, l'ECG initial nous donnait déjà l'orientation diagnostique. Mais le système pousse à en faire plus. Toujours plus."
Les chiffres qui donnent le vertige
Cette inflation trouve confirmation dans les données massives. Une enquête menée auprès de médecins urgentistes américains et publiée dans Academic Emergency Medicine en 2022 révèle des chiffres stupéfiants5 :
- 85 % des praticiens interrogés admettent prescrire davantage de tests que nécessaire
- 97 % reconnaissent ordonner des imageries médicalement non justifiées
Les motivations invoquées dessinent une carte des pressions :
- Peur du contentieux : 76 %
- Pression institutionnelle pour optimiser les revenus : 42 %
- Demande des patients : 38 %
Aide-soignante dijonnaise
"Des patients font le circuit complet - IRM cérébrale à 268,80 euros, scanner abdomino-pelvien à 195,12 euros, échographie complète à 96,72 euros, batteries d'analyses biologiques à 180 euros - pour une lombalgie banale qui se résoudrait avec du repos et des anti-inflammatoires. Pendant ce temps-là, l'AVC authentique patiente aux urgences car les machines sont saturées. C'est ça le plus révoltant : on sur-examine ceux qui n'en ont pas besoin pendant que les vrais malades attendent."
Points clés - L'escalade diagnostique
- Cas type : 903,41 € d'examens pour une lombalgie simple (Marc - sur-usage)
- 85 % des urgentistes admettent surprescrire (étude Academic Emergency Medicine 2022)
- Mécanisme : T2A incite à multiplier les actes techniques vs consultation simple
- Conséquence : saturation des plateaux techniques au détriment des urgences réelles
2. L'engorgement organisé : quand la saturation devient modèle économique
Les files d'attente à géométrie variable
Cette prolifération d'examens non pertinents ne reste pas sans conséquences. Elle crée une saturation calculée des plateaux techniques qui mérite analyse.
La Cour des comptes, dans ses rapports 2022-2023 sur l'imagerie médicale, constate une hausse très rapide des actes d'imagerie lourde en une décennie, sans pilotage suffisant de la pertinence6. Les chiffres parlent d'eux-mêmes : multiplication par trois du nombre d'IRM, par deux des scanners, explosion des examens "de contrôle" sans indication médicale claire.
Cette observation nous conduit à examiner une réalité plus sombre : les délais médians d'accès restent élevés et la priorisation des situations graves demeure insuffisamment pilotée. France Assos Santé, dans son baromètre annuel, documente des situations kafkaïennes : trois semaines pour une IRM cérébrale en cas de suspicion tumorale dans le secteur public, 48 heures pour un "bilan bien-être" en clinique privée.
Le témoignage glaçant des radiologues
Radiologue dans une clinique privée parisienne
"Notre direction fixe des objectifs de 35 IRM quotidiennes pour atteindre l'équilibre financier. Trente-cinq. Vous imaginez ? Pour tenir ce rythme, on programme trois semaines à l'avance des forfaits premium de bilans asymptomatiques. Des gens en parfaite santé qui veulent 'tout vérifier'. Pendant ce temps, j'ai des prescriptions pour suspicion de tumeur cérébrale qui attendent."
"Cette optimisation économique décale les délais critiques et peut compromettre la prise en charge prioritaire. Mais que voulez-vous que je fasse ? Si on ne tient pas les objectifs, la clinique ferme."
Cette logique trouve son paroxysme dans le cas américain. Le Lown Institute a analysé les données Medicare 2019-2021 avec une méthodologie rigoureuse7. Leur conclusion ? Plus de 229 000 poses de stents coronariens inappropriées selon les critères stricts de l'American College of Cardiology (ACC/AHA), représentant environ 2,44 milliards de dollars de dépenses non justifiées. Des interventions lucratives - un stent rapporte de l'ordre de 10 000 à 15 000 dollars selon les établissements et les régions - mais non indiquées selon les guidelines cliniques. Un cas typique de mésusage selon la typologie IRDES : acte indiqué dans certains cas mais appliqué hors indication.
Jeanne et les 800 euros qui sauvent
Retraitée lyonnaise de 72 ans
"Mon mari avait des maux de tête terribles. Vraiment terribles. Le neurologue a tout de suite suspecté quelque chose de grave. Il a écrit 'IRM cérébrale urgente' sur l'ordonnance, en soulignant trois fois 'urgente'."
"À l'hôpital public, on nous a donné un rendez-vous dans trois semaines. Trois semaines ! Mon mari pouvait à peine ouvrir les yeux tellement il souffrait. La secrétaire était désolée mais 'les plannings sont pleins'."
"On est allés à la clinique privée. Là, miracle : un créneau dans 48 heures. Mais il fallait avancer 800 euros. Huit cents euros qu'on n'avait pas. On a emprunté à notre fille."
L'IRM a révélé une tumeur cérébrale. Opérable, par chance.
"Sans ces 800 euros, mon mari serait peut-être mort dans la file d'attente. C'est ça qu'on est devenus ? Un système où ta vie dépend de ta capacité à sortir 800 euros cash ?"
Points clés - L'engorgement organisé
- Délais médians IRM : 3 semaines public vs 48h privé avec avance de frais
- 229 000 stents inappropriés aux USA = 2,44 milliards $ (Lown Institute)
- Le tri par solvabilité crée une médecine à deux vitesses potentiellement mortifère
- Objectifs de rentabilité (35 IRM/jour) priment sur la priorisation médicale
Les dangers cachés de la surinvestigation
Au-delà de l'engorgement, la multiplication des examens génère ses propres risques. Le Sénat français, dans son rapport de 2022 sur la pertinence des soins, détaille les multiples dangers8.
L'exposition aux radiations mérite attention particulière. Un scanner thoracique délivre typiquement 5-10 mSv (millisieverts), équivalent de radiation naturelle de 2 à 4 années selon l'Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire (IRSN). Cette exposition n'est pas anodine. À titre indicatif, certains modèles estiment un risque de cancer fatal de l'ordre de 1 pour 2 000 chez l'adulte d'âge moyen (selon l'âge et les hypothèses épidémiologiques). Multiplié par des millions d'examens inutiles, l'impact populationnel devient significatif.
Le surdiagnostic et ses cascades représente un autre péril. C'est le phénomène de l'incidentalome - la découverte fortuite d'anomalies bénignes lors d'examens non ciblés. Selon les cohortes et les seuils de détection, un scanner thoracique de "check-up" révèle des nodules pulmonaires bénins dans 20-50 % des cas. S'ensuit alors une cascade anxiogène : scanner de contrôle à 3 mois, puis 6 mois, parfois biopsie "par précaution" avec ses propres risques, anxiété du patient, arrêts de travail.
Les complications iatrogènes complètent ce tableau. Chaque examen invasif comporte des risques. Une biopsie peut entraîner une hémorragie. Une coronarographie, une dissection artérielle. Des complications rares, certes, mais qui n'auraient jamais existé sans l'examen initial non justifié.
3. L'architecture de la captation : anatomie d'un système devenu extractif
La mécanique implacable de la T2A
Pour comprendre comment nous en sommes arrivés là, il faut disséquer le moteur du système : la tarification à l'activité (T2A). Importée des États-Unis où elle porte le nom de Diagnosis Related Groups (DRG), elle transforme structurellement chaque patient en centre de profit potentiel.
Le principe paraît rationnel : rémunérer les établissements selon le volume et la nature des actes réalisés via des forfaits par séjour (GHM - Groupes Homogènes de Malades). Mais dans la pratique, cette logique produit des effets pervers systémiques.
"Notre survie économique dépend du volume d'actes facturés. C'est mathématique. Un patient admis pour appendicectomie génère en moyenne 1 800 euros avec le forfait de base. Mais si on ajoute un 'bilan préopératoire complet' - scanner, échographie, consultations multiples - on atteint 4 500 euros. La différence de 2 700 euros ? C'est ce qui finance nos investissements, paye les salaires, maintient l'établissement à flot."
"Est-ce que tous ces examens sont nécessaires ? Médicalement, non. Économiquement, ils sont vitaux. C'est le système qui veut ça."
Cette logique ne se limite pas aux établissements. Elle irrigue tout le système de soins ambulatoires. La Nomenclature Générale des Actes Professionnels (NGAP) et la Classification Commune des Actes Médicaux (CCAM) créent une hiérarchie économique qui oriente les pratiques :
- Une consultation complexe de médecine générale nécessitant 45 minutes d'écoute : 60 euros
- Une échographie de 10 minutes : 96,72 euros
- Un scanner : 124,85 euros
- Une IRM : 268,80 euros
L'incitation est claire : technique plutôt qu'humain, machine plutôt que temps.
Les réseaux d'optimisation économique
Généraliste à Marseille depuis vingt ans
"Certains confrères ont développé des réseaux de référencement mutuel. C'est subtil mais efficace. Le cardiologue envoie systématiquement chez 'son' radiologue, qui oriente vers 'son' angiologue, qui prescrit chez 'son' laboratoire d'analyses. Le patient parcourt un circuit prédéfini où chaque intervenant prélève sa part."
"Attention, ce n'est pas illégal. C'est même parfaitement organisé. Des réunions de 'coordination', des 'protocoles partagés'. Mais quand on regarde de près, c'est un circuit économiquement optimisé mais cliniquement discutable. Surtout quand les examens s'avèrent superflus."
L'analyse des flux de patients confirme ces observations. L'Assurance Maladie, dans ses études sur les parcours de soins, note ces patterns de référencement croisé, avec une corrélation statistique entre appartenance à certains réseaux et volume d'actes prescrits9. Sans pouvoir déterminer avec certitude la part de coordination légitime versus optimisation économique, les données suggèrent des écarts significatifs dans les pratiques.
L'industrie du "bien-être médical" : quand Truong devient prophète
Les "bilans de santé premium" représentent l'aboutissement de cette logique extractive. Des offres de check-ups haut de gamme prolifèrent dans les centres privés haut de gamme, en France comme à l'international.
En France, certains établissements proposent des bilans avec imagerie ciblée (score calcique coronaire, IRM cardiaque) pour plusieurs milliers d'euros. Mais c'est à l'étranger que l'escalade atteint son paroxysme.
Au Royaume-Uni, des cliniques spécialisées vendent des packages "Platinum" dépassant 14 000 livres sterling, incluant multiples scanners et IRM pour des personnes parfaitement asymptomatiques. Au Moyen-Orient, les forfaits VIP avec IRM corps entier 3 Tesla plus scanner coronaire s'échelonnent de 3 000 à plus de 10 000 euros selon les prestations.
Ces pratiques sont pourtant fermement contestées par les collèges de radiologie internationaux en raison des risques de surdiagnostic, de cascades d'examens inutiles et d'anxiété générée.
Cette dérive trouve un écho troublant dans la littérature. En 2003, Jean-Michel Truong publiait "Eternity Express", roman d'anticipation décrivant des cliniques-usines où les vieillards subissent examens et opérations en boucle. "Pure science-fiction", avait-on dit à l'époque.
En parallèle, Truong y décrivait des patients subissant "trois chirurgies de l'œil, des prothèses de hanches flambant neuves" pendant que "leurs héritiers attendent la mort". La fiction anticipait notre réalité avec deux décennies d'avance. Truong écrivait : "Cette médecine high-tech révèle sa véritable fonction - celle d'un instrument sophistiqué d'arbitrage macroéconomique."
L'auteur s'avérait étonnamment préfigurateur. Car aujourd'hui, le Royal College of Radiologists britannique doit rappeler explicitement : "Nous ne recommandons pas ces examens hors indication clinique." Quand les autorités médicales doivent dire l'évidence - ne pas examiner les bien-portants - cette nécessité signale des incitations durablement désalignées avec la pertinence clinique.
Ancien chef de service hospitalier reconverti dans le secteur lucratif
"Nos clients recherchent la réassurance absolue. Nous vendons de la tranquillité d'esprit à prix premium. Est-ce médicalement pertinent ? Les recommandations scientifiques disent non. La HAS et la Société Française de Radiologie déconseillent formellement ces bilans systématiques. Mais est-ce légal ? Oui. Profitable ? Absolument. Alors nous continuons."
Points clés - L'architecture de la captation
- La T2A transforme chaque patient en centre de profit : +2 700 € par "optimisation" d'une appendicectomie
- Hiérarchie perverse : consultation complexe 45 min = 60 € vs échographie 10 min = 96,72 €
- Bilans premium jusqu'à 14 000 £ sans indication médicale - marché en pleine expansion
- Fiction de Truong (2003) devenue réalité : la médecine comme "arbitrage macroéconomique"
4. Les dommages collatéraux : l'optimisation économique qui tue
Sophie : quand deux mois changent tout
Au-delà des milliards détournés, ce système produit des tragédies humaines. L'histoire de Sophie Martin* en est l'illustration la plus cruelle. Ce cas illustre parfaitement le sous-usage défini par l'IRDES : des actes indiqués mais non réalisés faute d'accès.
34 ans. Mère célibataire de deux enfants. Travail précaire dans la restauration. Bénéficiaire de la Complémentaire Santé Solidaire (CSS, qui a remplacé la CMU-C depuis 2019). Théoriquement, elle a accès à tous les soins. Théoriquement.
34 ans, mère célibataire
"J'ai senti cette boule en me douchant. Petite mais dure. Mon médecin traitant m'a tout de suite prescrit une mammographie. C'était en janvier."
Premier obstacle : "Au centre d'imagerie public, premier rendez-vous dans deux mois. Deux mois ! J'ai insisté, expliqué que le médecin suspectait quelque chose. Rien à faire. 'Les plannings sont complets, madame.'"
Deuxième tentative : "J'ai appelé trois cliniques privées. Elles avaient des créneaux sous 48 heures. Mais quand j'ai parlé de la CSS, le ton a changé. 'Ah, nous ne prenons pas la CSS. Il faut avancer 380 euros.' Trois cent quatre-vingts euros que je n'avais pas."
La spirale : "Pour la biopsie, rebelote. Trois semaines d'attente au public, immédiat en privé contre 850 euros cash. Le scanner thoracique ? Un mois ou 620 euros. À chaque étape, le même choix impossible : attendre ou m'endetter."
Sophie a attendu. Son cancer, initialement localisé et curable, a métastasé.
"Quand j'ai enfin eu tous mes examens, quatre mois s'étaient écoulés. Le chirurgien m'a dit cash : 'Ces mois d'attente ont tout changé. On est passés d'un cancer localisé avec 90 % de chances de guérison à un cancer métastatique. Maintenant, on parle de 40 %.'"
"Quarante pour cent. Mes chances de voir mes enfants grandir ont été divisées par deux. Pour 380 euros."
La géographie de l'abandon
L'analyse territoriale révèle une autre facette de cette optimisation mortifère. Les zones rurales et périurbaines défavorisées, peu rentables, subissent une hémorragie médicale pendant que les métropoles accumulent les sur-équipements.
Par conséquent, des déserts médicaux se créent. Le cas de Montélimar cristallise cette logique. Fermeture de la maternité en 2019 : déficit annuel de 1,2 million d'euros. Fermeture du service de chirurgie viscérale en 2021 : déficit de 800 000 euros. Les politiques locaux ont lutté, manifesté, plaidé. En vain. "Non rentable", verdict sans appel de l'ARS.
Pendant ce temps, dans un rayon de 50 kilomètres, trois cliniques privées ont ouvert. Leur spécialité ? Chirurgie esthétique. Médecine "anti-âge". Greffes capillaires. Très rentables.
Les données de la DREES et de l'Observatoire des Territoires documentent cette fracture10. Le temps d'accès aux services d'urgence peut varier du simple au triple selon les zones. Un AVC dans le 7ème arrondissement de Paris : prise en charge en 20 minutes. Le même AVC dans la Creuse rurale : 1h30 si tout va bien.
Ces 70 minutes supplémentaires ? Elles se traduisent en neurones morts, en séquelles irréversibles, en vies brisées.
La concentration des équipements suit la même logique impitoyable. Un appareil IRM nécessite environ 4 000 examens annuels pour être rentable selon les chiffres couramment avancés par les tutelles et l'ATIH. En zone peu dense, impossible d'atteindre ce seuil. Donc pas d'IRM. Donc des patients qui doivent parcourir 150 kilomètres pour un examen. Quand ils le peuvent.
L'épuisement des soignants : mourir de l'intérieur
Aide-soignante dijonnaise
"Nous sommes devenus des machines à produire des actes. Chaque geste est minuté, codé, optimisé. Un pansement simple ? Code AMI2, 6,50 euros, durée cible 7 minutes. Maximum. Si tu dépasses, tu plombes la rentabilité du service."
"Une prise de sang ? 5 minutes. Une perfusion ? 10 minutes. Une toilette ? 12 minutes. Tout est chronométré, tracé, analysé. Les cadres ont des tableaux Excel avec nos 'performances'. Combien d'actes par heure, par jour, par mois."
"L'humain n'existe plus dans ces grilles. Écouter un patient qui pleure parce qu'il a peur ? Pas coté, pas rémunéré, donc pas fait. Tenir la main d'une grand-mère qui meurt seule ? Perte de temps, perte d'argent."
"Une dame de 89 ans, admise pour chute. Son mari venait de mourir, elle était en plein deuil. Elle avait juste besoin qu'on lui parle, qu'on l'écoute. Mais parler, ça ne rapporte rien à l'hôpital. Alors on lui a fait passer scanner, IRM, bilan sanguin complet, écho-doppler. 3 000 euros d'examens parfaitement inutiles. Elle est ressortie avec les mêmes douleurs et la même solitude. Mais l'hôpital, lui, avait fait son chiffre."
"On ne nous a pas formés pour ça. On voulait soigner, pas optimiser. Prendre soin, pas facturer. Mais le système nous broie. Alors les meilleurs partent. Et ceux qui restent meurent un peu chaque jour."
Cette aliénation touche toute la profession. L'enquête 2023 de l'Ordre National des Infirmiers révèle l'ampleur du désastre11 :
- 73 % des soignants estiment que les contraintes économiques compromettent la qualité des soins
- 41 % envisagent de quitter la profession dans les cinq ans
- "Perte de sens" citée comme motivation principale du départ
5. Le déni démocratique : savoir sans agir
Les rapports qui s'empilent
Face à cette dérive documentée, nos institutions produisent... des rapports. L'OCDE estime qu'environ un cinquième des dépenses de santé est gaspillé dans les pays développés12. En France, sur un budget annuel de 230 milliards d'euros, cela représente 40 à 50 milliards. De quoi construire 200 hôpitaux neufs. Former 500 000 infirmières supplémentaires. Ou simplement soigner dignement ceux qui attendent.
La litanie des alertes institutionnelles donne le vertige. En 2017, l'OCDE publie "Tackling Wasteful Spending on Health", 300 pages de constats accablants. En 2019, la HAS émet ses recommandations sur la lombalgie, largement ignorées. En 2022, le Sénat produit son rapport sur la pertinence des soins, 450 pages.
En 2023, la Cour des comptes dissèque l'imagerie médicale, 200 pages d'analyses. En 2025, l'IGF examine la biologie médicale, mêmes constats, mêmes dérives.
À chaque fois, les mêmes conclusions. Surconsommation massive. Gaspillage endémique. Nécessité de réformer. À chaque fois, les mêmes suites : néant.
L'initiative "Choosing Wisely" : l'aveu d'impuissance
Le paradoxe atteint son sommet avec l'initiative internationale "Choosing Wisely". Lancée en 2012 aux États-Unis, adoptée par plus de 20 pays, elle consiste essentiellement à... rappeler aux médecins de ne pas prescrire d'examens inutiles.
Pensez-y deux secondes. Il faut une campagne mondiale pour dire aux médecins : "N'examinez pas sans raison." Cette nécessité signale des incitations durablement désalignées avec la pertinence clinique.
En France, l'écho arrive via "Choisir avec soin", porté notamment par la Société Française de Gériatrie et Gérontologie (SFGG). Leurs premières recommandations, publiées en 202413 :
- Éviter l'imagerie systématique pour lombalgie non compliquée dans les 6 premières semaines
- Ne pas prescrire de scanner des sinus pour sinusite aiguë
- Éviter les dosages vitaminiques de routine chez l'adulte sain
Des évidences. Qu'il faut rappeler. En 2024. L'impact ? Marginal. Les incitations économiques écrasent les bonnes intentions.
Les forces contradictoires : pourquoi rien ne change
Il serait injuste de tout réduire à la cupidité. Des forces complexes maintiennent le système en place.
La médecine défensive (pratique d'examens pour se protéger juridiquement) d'abord. Les médecins vivent dans la terreur du procès. Un cancer raté, une complication non anticipée, et c'est la mise en cause. Alors ils prescrivent. "Au cas où." Un scanner inutile vaut mieux qu'un procès potentiel. Cette peur a un coût : des milliards en examens superflus.
L'asymétrie d'information ensuite. Le patient ne peut juger de la pertinence médicale. Quand le médecin dit "scanner", qui oserait contester ? Cette impossibilité de jugement éclairé neutralise tout contre-pouvoir. Le consumérisme médical reste un mythe quand personne ne peut évaluer ce qu'il consomme.
En parallèle, les attentes irrationnelles s'ajoutent. Internet a transformé chaque patient en médecin Google. Ils arrivent en consultation avec leur diagnostic, exigent "leur" IRM, menacent de changer de médecin si on la refuse. Face à des consultations de 16 minutes en moyenne, le praticien cède. Plus rapide de prescrire que d'expliquer.
Les contraintes organisationnelles enfin. Temps de consultation réduit, turn-over des équipes, manque de coordination entre services... Le système lui-même pousse à la surprescription comme solution de facilité.
C'est précisément parce que ces forces créent un nœud gordien que la transparence devient vitale.
Le jeu des responsabilités diluées
Mais qui est responsable ? L'État accuse les médecins libéraux de surprescription. Les médecins dénoncent la T2A imposée par l'État. Les établissements pointent les contraintes budgétaires. Les ARS invoquent les directives nationales.
Dans ce jeu de mistigri, personne n'est vraiment comptable. Les responsabilités se diluent dans un triangle des Bermudes administratif où disparaît toute possibilité de réforme.
Les chiffres du lobbying sanitaire éclairent aussi cette inertie. Les organisations professionnelles déclarent leurs activités à la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique14. Derrière les portes des ministères, les intérêts s'organisent.
Les radiologues libéraux, avec leurs revenus nets moyens de 213 000 euros selon la DREES 2022-2023, ont les moyens de se faire entendre. Face à ces intérêts concentrés et organisés, l'intérêt général diffus - ces 40 milliards gaspillés - pèse peu.
L'échec annoncé du numérique
"Mon Espace Santé" devait révolutionner le système. Éviter les doublons. Tracer les parcours. Rationaliser les prescriptions. 1,5 milliard d'euros investis depuis 2004.
Résultat ? Le ministère annonce 17 millions de comptes activés début 2025 selon leur bilan officiel15, soit un quart de la population. Mais activations ne signifient pas usages effectifs : l'impact reste hétérogène selon territoires et publics. Combien l'utilisent vraiment ? Combien d'examens redondants évités ? Les chiffres restent flous.
La réalité crue : l'outil existe mais le système n'incite pas à s'en servir. Moins d'examens redondants signifie moins de revenus. Pourquoi un établissement encouragerait-il l'usage d'un outil qui réduit son chiffre d'affaires ?
L'Estonie montre pourtant qu'autre chose est possible. Leur système X-Road garantit une traçabilité totale. Chaque accès aux données médicales est journalisé. Le citoyen peut voir qui a consulté son dossier, quand, pourquoi. Cette transparence change tout. Mais elle suppose une volonté politique que nous n'avons pas.
Points clés - Le déni démocratique
- 40-50 milliards € gaspillés annuellement (20 % du budget santé)
- "Choosing Wisely" : l'aveu mondial qu'il faut rappeler l'évidence aux médecins
- Mon Espace Santé : 1,5 milliard € investis, 25 % d'activation, impact marginal
- Forces contradictoires (médecine défensive, asymétrie d'info, lobbying) verrouillent le système
L'empreinte carbone oubliée
Un angle reste largement ignoré : l'impact environnemental de cette surmédicalisation. Le secteur de la santé représente 4,4 % des émissions mondiales de CO2 selon The Lancet (2020). En France, c'est 8 % de l'empreinte carbone nationale. Chaque IRM inutile, chaque scanner superflu, chaque transport pour examen redondant alourdit ce bilan. Les 40-50 milliards de gaspillage annuel correspondent aussi à des millions de tonnes de CO2 évitables. L'absurdité est triple : économique, sanitaire, et désormais climatique.
Conclusion : vers une transparence salvatrice
Au terme de cette exploration, le diagnostic s'impose dans sa brutalité clinique. Nous avons construit une machine qui produit des actes plutôt que du soin. Qui optimise les revenus plutôt que la santé. Qui facture plutôt que de guérir.
Entre 40 et 50 milliards d'euros annuels - près du cinquième de nos dépenses de santé - s'évaporent en examens inutiles, en actes superflus, en optimisations cyniques. C'est le prix de notre aveuglement collectif.
Mais au-delà de l'argent, c'est l'essence même du soin qui se dissout dans l'acide économique. Sophie et ses 40 % de chances amputées par l'attente. Le mari de Jeanne et ses 800 euros salvateurs. Marc et ses 903 euros pour un banal lumbago. Sarah qui vole du temps sur sa pause pour parler aux patients. Des milliers d'histoires similaires, chaque jour, dans chaque hôpital, chaque clinique.
Le paradoxe ultime se révèle dans le succès des médecines alternatives. 30 % des Français recourent à l'homéopathie malgré l'absence de preuve scientifique. Pourquoi ? Un homéopathe consacre 45 à 60 minutes par consultation. Un généraliste : 16 minutes en moyenne. Les gens paient pour qu'on les écoute. Le placebo de l'attention humaine vaut mieux que la technique sans âme.
Cette humanité perdue dans les méandres de l'optimisation économique constitue peut-être le vol le plus grave. Nous avons créé, pour paraphraser Illich, un système où l'on peut effectivement "mourir guéri mais ruiné" - guéri techniquement d'une pathologie surdiagnostiquée, ruiné financièrement et humainement, mort de ce qui n'a pas été vu pendant qu'on cherchait ce qui n'existait pas.
Face à cette réalité documentée, chiffrée, publiée, le système perdure. Comme pour le tabac, l'amiante ou le climat analysés dans notre manifeste principal, nous savons parfaitement mais n'agissons pas. Les mécanismes de capture démocratique sont identiques : intérêts économiques concentrés, expertise détournée, régulation défaillante, citoyens atomisés.
Trois indicateurs pour la transparence
Pourtant, des solutions existent. Trois indicateurs publics mensuels suffiraient à transformer le système :
1. Taux d'imagerie en lombalgie non compliquée < 6 semaines
Chaque établissement publierait son taux. La HAS recommande zéro. La réalité ? Souvent > 60 %. Cette transparence créerait une pression immédiate.
2. Ratio délais urgents/confort par établissement
Combien de jours pour une IRM tumorale vs un bilan bien-être ? Le ratio révélerait instantanément les priorités réelles.
3. Volume d'actes "low-value care" selon Choosing Wisely
Scanners sinus en sinusite aiguë, dosages vitaminiques de routine... Publier les volumes forcerait la pertinence.
Un agenda en cinq pas
Au-delà des indicateurs, cinq mesures concrètes pourraient amorcer le changement :
Agenda pour la transparence
- Publier les 3 KPI mensuels par établissement - Transparence totale sur les pratiques, accessible à tous
- Coter et rémunérer le temps relationnel - 45 minutes d'écoute valent autant qu'une échographie de 10 minutes
- Priorisation régionale contraignante des créneaux d'imagerie - Indication grave prioritaire sur check-up systématiquement
- Audit contradictoire des outliers - Établissements aux pratiques aberrantes soumis à contrôle renforcé
- Moratoire local sur les check-ups asymptomatiques avec imagerie lourde - Sauf essais cliniques encadrés
Ces mesures ne nécessitent ni révolution législative ni milliards supplémentaires. Juste du courage politique.
La machine continue de tourner. Les examens s'enchaînent. Les files d'attente s'allongent. Les soignants s'épuisent. Les patients attendent. Les milliards s'évaporent.
Nous documentons la dérive. Nous la chiffrons. Nous la déplorons.
Nous ne la stoppons pas.
C'est cela, le vol ultime : nous savons exactement ce qui dysfonctionne, pourquoi, comment.
Et nous laissons faire.
L'alerte est lancée. Les données sont là. Les témoignages convergent.
Maintenant ?
Maintenant, nous exigeons la transparence. Ces trois indicateurs. Chaque mois. Pour chaque établissement.
C'est le minimum démocratique. C'est notre droit. C'est notre devoir.
La question n'est plus de savoir. Elle est d'agir.
Notes et références
- Müskens, J.L.J.M., et al. (2022). "Overuse of diagnostic testing in healthcare: a systematic review." BMC Health Services Research, 22, 178.
- Commonwealth Fund (2023). "Wasteful Healthcare Spending in the United States." New York: Commonwealth Fund Publishing.
- IRDES (2022). "La pertinence des soins en France : état des lieux et perspectives." Questions d'économie de la santé, n°267.
- Reinhardt, U.E. (2012). "The Economics of Supplier-Induced Demand." Journal of Health Economics, 31(1), 165-177.
- Academic Emergency Medicine (2022). "Physician Perspectives on Diagnostic Overuse in Emergency Departments." 29(7), 843-851.
- Cour des comptes (2023). "L'imagerie médicale : pour un meilleur pilotage de l'offre et de la pertinence."
- Lown Institute (2023). "Overuse of Stents in Medicare Patients: 229,000 Unnecessary Procedures."
- Sénat français (2022). "Rapport d'information sur la pertinence des soins." Commission des affaires sociales, n°638.
- Assurance Maladie (2023). "Analyse des parcours de soins - Programmes de pertinence."
- DREES (2025). "L'accès aux soins d'urgence et aux équipements lourds dans les territoires."
- Ordre National des Infirmiers (2023). "Enquête nationale sur les conditions d'exercice infirmier."
- OCDE (2017). "Tackling Wasteful Spending on Health." Paris: OECD Publishing.
- SFGG - Société Française de Gériatrie et Gérontologie (2024). "Choisir avec soin : 5 recommandations."
- Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique (2024). "Répertoire des représentants d'intérêts."
- Ministère des Solidarités et de la Santé (2025). "Mon Espace Santé : bilan d'activations."
Cet article s'inscrit dans la réflexion du projet Démocratie 3.0 qui propose une refondation des institutions démocratiques pour le XXIe siècle.
À propos de l'auteur : Augustin Moritz Kuentz explore les mécanismes de capture démocratique et propose des solutions institutionnelles pour restaurer la souveraineté citoyenne.