"Le temps viendra où la pénicilline pourra être achetée par n'importe qui dans les magasins. Il y aura alors le danger que l'homme ignorant puisse facilement sous-doser et, en exposant ses microbes à des quantités non létales du médicament, les rendre résistants." — Alexander Fleming, discours Nobel (1945)

L'antibiorésistance incarne une forme particulièrement perverse du déni démocratique : le déni microscopique, où une menace invisible et progressive est systématiquement ignorée jusqu'à ce qu'elle devienne catastrophique. Contrairement aux crises précédentes qui explosent soudainement dans la conscience publique, la résistance bactérienne progresse silencieusement depuis 80 ans, documentée avec précision par la science mais invisible au regard politique. Cette cécité face à l'infiniment petit pourrait bien causer notre perte à l'échelle infiniment grande.

a. La prophétie scientifique ignorée

Le paradoxe de l'antibiorésistance commence avec son propre découvreur. Alexander Fleming, recevant le prix Nobel en 1945 pour la pénicilline, prononce une mise en garde prophétique qui restera lettre morte. Dans son discours de Stockholm, il détaille avec une prescience remarquable le mécanisme exact par lequel sa découverte salvatrice deviendrait mortelle : usage inapproprié, sous-dosage, exposition répétée créant une pression sélective favorisant les souches résistantes.

L'ironie tragique est que Fleming lui-même contribuera involontairement au problème. Dans l'euphorie de l'après-guerre, la pénicilline devient le "médicament miracle" distribué sans discernement. Fleming, devenu célébrité mondiale, ne cessera pourtant de répéter ses avertissements. Dans une interview de 1946 au New York Times, il prédit : "Dans dix ou vingt ans, nous pourrions voir des épidémies causées par des bactéries résistantes plus mortelles que celles d'avant l'ère antibiotique."

Les premières résistances apparaissent dès 1947 - deux ans seulement après l'usage généralisé de la pénicilline. Staphylococcus aureus, responsable d'infections courantes, développe des souches résistantes dans les hôpitaux londoniens. La réponse ? Développer de nouveaux antibiotiques. Cette course aux armements microscopique s'engage, avec toujours un temps de retard sur l'évolution bactérienne. Méthicilline (1959), résistance (1962). Vancomycine (1958), résistance (1988). Chaque victoire temporaire masque la défaite stratégique annoncée.

"C'est comme crier qu'un tsunami arrive alors que la mer est calme. Les administrateurs me regardaient comme une Cassandre hystérique. Ils préféraient célébrer les guérisons miraculeuses plutôt que préparer la catastrophe annoncée."
— Dr. Mary Barber, microbiologiste, hôpital St Thomas de Londres (1948)

Le Dr. Mary Barber, microbiologiste à l'hôpital St Thomas de Londres, documente dès 1948 l'explosion des résistances dans son service. Ses rapports alarmants à la British Medical Association restent sans effet. "C'est comme crier qu'un tsunami arrive alors que la mer est calme", écrira-t-elle dans ses mémoires inédites. "Les administrateurs me regardaient comme une Cassandre hystérique. Ils préféraient célébrer les guérisons miraculeuses plutôt que préparer la catastrophe annoncée."

L'espoir suscité par la découverte de la teixobactine en 2015 - premier nouvel antibiotique en 30 ans - illustre notre déni persistant. Présentée comme "la solution miracle", elle reste confinée aux laboratoires neuf ans plus tard, victime de la même logique économique qui a tué la recherche antibiotique. Les phages, virus tueurs de bactéries utilisés en Europe de l'Est depuis un siècle, restent ignorés par la médecine occidentale, prisonnière de ses brevets.

b. L'escalade silencieuse vers la catastrophe

Les projections actuelles transforment les avertissements de Fleming en épitaphe civilisationnelle. Le rapport O'Neill, commandé par le gouvernement britannique et publié en 2016, dresse un bilan vertigineux : sans action drastique, l'antibiorésistance tuera 10 millions de personnes par an d'ici 2050, dépassant le cancer comme première cause de mortalité. Le coût économique cumulé : 100 trillions de dollars, soit l'équivalent de faire disparaître l'économie mondiale actuelle.

10 millions de morts par an d'ici 2050
selon le rapport O'Neill (2016)

Ces chiffres abstraits masquent une réalité déjà mortelle. L'OMS estime qu'en 2024, 700 000 personnes meurent annuellement d'infections résistantes. En Inde, 58 000 nouveau-nés meurent chaque année d'infections néonatales intraitables. Au Pakistan, la typhoïde ultrarésistante (XDR) ne répond plus qu'à un seul antibiotique oral - quand il tombe, retour au XIXe siècle. En Europe, considérée comme relativement protégée, 33 000 morts annuels sont attribués aux bactéries multirésistantes.

La mécanique de cette catastrophe au ralenti est d'une simplicité darwinienne implacable. Usage massif d'antibiotiques dans l'élevage (70 % de la production mondiale), surprescription médicale (50 % d'usages inappropriés selon le CDC), patients qui arrêtent les traitements trop tôt, antibiotiques en vente libre dans de nombreux pays. Chaque mauvais usage est une expérience d'évolution accélérée offerte aux bactéries. Elles apprennent, s'adaptent, partagent leurs gènes de résistance par transfert horizontal. L'humanité joue aux dés avec des adversaires qui ont 3,5 milliards d'années d'expérience évolutive. Plus humiliant encore : elles échangent leurs armes génétiques avec une rapidité que nos agences sanitaires n'égaleront jamais. Elles coopèrent. Nous débattons.

Le cas indien met en lumière l'interconnexion mortelle de cette crise. New Delhi, décembre 2023 : épidémie de tuberculose totalement résistante (TDR-TB) dans les bidonvilles. Aucun traitement connu efficace. La souche voyage : Londres, New York, Paris signalent des cas importés. Dans notre monde hyperconnecté, une bactérie résistante née dans un élevage intensif du Sichuan peut tuer un enfant à Stockholm six mois plus tard. Les frontières n'existent pas à l'échelle microscopique.

Les rivières elles-mêmes deviennent des incubateurs de résistance. En Inde, le Gange contient des concentrations d'antibiotiques 300 fois supérieures au seuil de sécurité. Les effluents des usines pharmaceutiques créent des "hot spots" évolutifs où les bactéries s'entraînent à résister. L'agriculture intensive déverse chaque année des milliers de tonnes d'antibiotiques dans l'environnement, transformant nos sols et nos eaux en laboratoires de l'apocalypse bactérienne.

c. Quand l'ordinaire devient mortel

Une aide-soignante du CHU de Dijon, que nous avons déjà rencontrée lors de la crise COVID et que nous appellerons Sarah, incarne à nouveau la tragédie du terrain face à cette menace invisible. En novembre 2024, sa nièce Emma, 4 ans, développe une otite banale. Scénario classique : douleur, fièvre, visite chez le pédiatre, prescription d'amoxicilline. Sauf que cette fois, l'antibiotique ne fonctionne pas. Streptococcus pneumoniae résistant. Deuxième ligne : augmentin. Échec. Troisième ligne : céphalosporine. Résistance partielle.

Sarah
Aide-soignante, CHU de Dijon

"J'ai vu la panique dans les yeux du médecin. Une simple otite d'enfant qui résiste à tout. Il a fini par l'hospitaliser pour des antibiotiques IV de dernière génération. Pour une otite ! Vous imaginez ? Ma nièce a passé une semaine sous perfusion pour ce qui se soignait en trois jours de sirop il y a vingt ans."

Emma s'en sortira, après avoir frôlé une méningite. Coût : 12 000 euros d'hospitalisation pour traiter ce qui coûtait 15 euros d'antibiotiques génériques.

Le témoignage de Sarah met à nu la dimension quotidienne de cette apocalypse rampante. "À l'hôpital, on voit l'escalade. Des infections urinaires qui nécessitent des antibiotiques de réserve. Des plaies post-op qui suppurent pendant des semaines. Un collègue a perdu son père - infection dentaire devenue septicémie résistante. Mort en 2024 de ce dont on ne mourait plus depuis 1940. On régresse, mais personne ne veut le voir."

"Les labos ont arrêté de chercher de nouveaux antibiotiques - pas assez rentable. Les éleveurs continuent de gaver leurs bêtes - la viande pas chère avant tout. Les médecins surprescrivent sous pression des patients - 'Docteur, donnez-moi quelque chose !' Les politiques ? Ils s'en foutent. C'est invisible, ça tue lentement, ça ne fait pas de Une."
— Sarah, aide-soignante

Plus inquiétant, Sarah documente la complicité systémique. "Les labos ont arrêté de chercher de nouveaux antibiotiques - pas assez rentable. Les éleveurs continuent de gaver leurs bêtes - la viande pas chère avant tout. Les médecins surprescrivent sous pression des patients - 'Docteur, donnez-moi quelque chose !' Les politiques ? Ils s'en foutent. C'est invisible, ça tue lentement, ça ne fait pas de Une."

700 000 morts annuels d'infections résistantes en 2024
selon l'OMS

Cette triple dimension - scientifique (Fleming 1945), systémique (10 millions de morts 2050), et humaine (Emma 2024) - démontre comment le déni microscopique suit le même pattern mortel que les autres crises, mais en plus pernicieux. Pas de catastrophe spectaculaire, pas d'images choc, juste une érosion progressive de notre bouclier antibiotique jusqu'au jour où une égratignure redevient mortelle. Nous savons, nous ne faisons rien, nous mourrons. La seule différence : cette fois, l'ennemi est invisible et patient. Il a tout son temps. Nous, non.

Et ce qu'il ne détruit pas directement, il affaiblit pour les catastrophes suivantes. Car les bactéries ne sont qu'un éclaireur d'un effondrement plus vaste encore : celui du vivant lui-même, des écosystèmes complexes qui nous maintiennent en vie et que nous détruisons avec la même insouciance suicidaire.